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Analyse: Paranoias separatistes en Turquie

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  • Analyse: Paranoias separatistes en Turquie

    Le Monde, France
    28 décembre 2007 vendredi


    Analyse: Paranoïas séparatistes en Turquie

    par Guillaume Perrier



    Heureux celui qui se dit turc ", proclame le slogan national formulé
    par Mustafa Kemal. Mais qui peut réellement avoir accès à ce "
    bonheur " en Turquie ? D'après le discours officiel, tous ceux qui
    sont rassemblés sur ces terres, sans distinction de race ou de
    croyance. Dans les faits, les membres des minorités religieuses, et
    certaines catégories ethniques restent des citoyens de seconde zone.
    Le reliquat des populations chrétiennes (hellènes, arméniennes ou
    syriaques), les 15 millions de Kurdes mais aussi les 10 millions de
    musulmans alévis sont régulièrement stigmatisés. Une partie de la
    population continue à être perçue comme une menace contre l'unité
    nationale, quatre-vingt-quatre ans après la fondation de la
    République. Car dans la conscience collective, le " bonheur d'être
    turc " renvoie non pas à une idée territoriale, mais bien à une
    définition ethnique mtinée de religieux.

    Les brimades judiciaires à répétition, les agressions voire les
    meurtres commis contre les " ennemis de l'intérieur ", les "
    non-Turcs ", témoignent d'un climat tendu. Le prêtre italien Andrea
    Santoro puis le journaliste arménien Hrant Dink ont été assassinés. A
    Malatya, trois missionnaires évangélistes ont été égorgés. Plus
    récemment, le 16 décembre, un autre prêtre italien, le Père Adriano
    Francini, a été poignardé et grièvement blessé à Izmir. Par ailleurs,
    galvanisés par la mobilisation anti-PKK, des groupes d'extrême droite
    ont lancé des expéditions punitives ciblant les Kurdes, à Istanbul ou
    à Bursa. Une série de crimes racistes commis au nom du sang turc, par
    de jeunes ultranationalistes endoctrinés. Du déjà-vu dans l'histoire
    du pays. En 1955, par exemple, en pleine crise chypriote, la rumeur
    d'un attentat contre la maison natale d'Atatürk, à Salonique,
    déclencha les " pogroms du 6 septembre ". A Istanbul, les commerces
    tenus par les grecs-orthodoxes, mais aussi par les juifs et les
    Arméniens, furent saccagés par la foule.

    C'est également sur la base de propos déformés que Hrant Dink fut
    pris pour cible : d'abord par la presse nationaliste, puis par la
    justice et enfin par un tueur de 17 ans, Ogun Samast. La suite est
    symptomatique : l'enquête n'a jamais permis de remonter la piste des
    commanditaires. Des complicités dans les hautes sphères de l'appareil
    étatique sont apparues en filigrane. Plus grave, Samast est devenu un
    héros populaire. Des stades de football ont scandé son nom. Des
    gendarmes chargés de son arrestation ont pris la pause avec lui, un
    drapeau turc entre les mains. Et le jour du procès, les prévenus sont
    arrivés au tribunal dans un véhicule militaire orné du slogan fétiche
    des néofascistes turcs : " Ya sev ya terket ! ", " Tu l'aimes ou tu
    la quittes ! "

    Cette violence raciste ressurgit à chaque fois que la Turquie est en
    proie à des crispations identitaires. En pleine croissance depuis
    2001, l'économie locale a embrassé la mondialisation. En 2004, Ankara
    a entamé de longues et pénibles négociations d'adhésion à l'UE. Un
    changement soudain qui entraîne une perte de repères et une montée du
    " souverainisme ".

    Les kémalistes conservateurs, armée en tête, freinent des quatre fers
    devant les réformes démocratiques et l'introspection historique
    exigées par ce nouvel environnement. Dans l'imaginaire nationaliste,
    les puissances occidentales d'aujourd'hui sont les forces
    impérialistes d'hier. Ceux qui ont mis à genoux l'Empire ottoman
    conserveraient des desseins inavoués et comploteraient pour diviser
    la nation, avec l'aide des minorités. Les frontières de la Turquie
    seraient menacées par le séparatisme kurde, grec ou arménien. Le PKK,
    dont les bases au Kurdistan irakien sont pilonnées par l'armée
    turque, a pourtant abandonné toute ambition sécessionniste depuis
    1999, et la Turquie est une puissance régionale affirmée, dont les
    frontières ne sont plus contestées. Mais la paranoïa sert de ciment.
    Le traumatisme reste profondément ancré dans la mémoire collective.

    CHANGER DE PARADIGME

    Le politologue Baskin Oran qualifie cette obsession de l'intégrité
    territoriale de " syndrome de Sèvres ", du nom du traité de 1920, qui
    prévoyait le démembrement de l'empire. Il est d'ailleurs intéressant
    de voir l'amalgame qui se crée en période de crise : à Malatya, avant
    le procès des meurtriers, la presse locale a mené campagne contre les
    victimes, accusant les évangélistes de soutenir le terrorisme du PKK.
    La même accusation frappe régulièrement les Arméniens ou les "
    sionistes ".

    Au-delà des meurtres spectaculaires, la violence contre les minorités
    prend des formes institutionnelles. Censées être " protégées " par le
    traité de Lausanne de 1923, les minorités " non musulmanes ", sont,
    par exemple, limitées dans leur accès à la haute fonction publique.
    Des centaines de biens immobiliers appartenant aux fondations
    religieuses ont été légalement spoliés par l'Etat. Une loi mettant
    fin à cette situation est ardemment réclamée par l'UE, mais se heurte
    encore à la bureaucratie.

    Pour les Kurdes, majoritairement sunnites, le différend porte sur les
    droits culturels, linguistiques et politiques. Les libertés des
    musulmans alévis figurent, elles aussi, sur la liste de Bruxelles.
    Les adeptes de cette branche mystique et libérale de l'islam se
    voient refuser le financement public des lieux de culte, les cemevi,
    alors que les mosquées et les imams sont pris en charge par l'Etat.
    Et les écoliers alévis doivent subir les cours obligatoires de
    religion, où seul l'islam sunnite est enseigné. Une anomalie
    condamnée par la Cour européenne des droits de l'homme.

    Ces communautés minoritaires sont marginalisées par rapport à un
    noyau prétendument uniforme. Une " norme " quasi mythologique :
    turque, musulmane et sunnite. La Turquie est pourtant un creuset, une
    mosaïque de peuples réfugiés des Balkans, du Caucase ou d'Asie
    centrale, métissés fondus dans la collectivité. L'idéologie
    officielle s'est toujours employée à gommer les particularismes.

    Cette assimilation ne touche pas que les Kurdes. Le comptage
    ethnique, qui était pratiqué pour chaque recensement, n'est plus
    rendu public depuis 1965. Et l'épuration culturelle concerne aussi
    bien les prénoms que la gastronomie, les noms des espèces animales ou
    l'architecture. Les programmes scolaires font la part belle à
    l'histoire des Huns, ancêtres des Turcs, au sens ethnique. Mais ne
    disent mot des cultures anatoliennes qui préexistaient. Ce que
    souhaitait Hrant Dink, comme son ami Baskin Oran, c'est que la
    Turquie change de paradigme et proclame " heureux celui qui se dit de
    Turquie et non plus "turc" ".
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