PARADJANOV, ICôNES ICONOCLASTES
Par Loret Eric
Liberation, France
14 mars 2007 mercredi
L'univers bric-a-brac du cineaste armenien dans une retrospective et
une expo de collages.
Paradjanov, c'est pas gagne. Deux mois d'attente l'an passe pour
recevoir les DVD des Chevaux de feu (1964) et de Sayat Nova (1969).
On avait fini par les pirater, fatigue de faire ma soeur Anne. En
allant a l'expo de collages des Beaux-Arts de Paris, on apprend qu'il
y a une monographie editee par le Magic Cinema de Bobigny. En lisant
celle-ci, on s'apercoit que ses lettres de prison sont editees par
Parenthèses a Marseille. Et, dans les histoires du cinema, ce n'est
souvent qu'un nom a côte de celui de Tarkovski, son cadet et ami.
Paradjanov lui avait dit : "Pour devenir vraiment grand, tu devrais
purger au moins deux annees. Sans cette experience, tu ne peux pas
devenir un grand cineaste russe." Humour aigre de celui qui a passe
cinq annees en taule (de 1973 a 1977 puis de fevrier a octobre 1982).
La tentative du regime sovietique d'effacer Paradjanov a presque
reussi, puisqu'aujourd'hui encore certains decouvrent son existence.
Pour voir ses deux seuls autres longs metrages, realises après sa
liberation, la Legende de la forteresse de Souram (1984) et Achik Kerib
(1986), on peut essayer de les commander en ligne (www.ruscico.com) ou,
mieux, de les voir sur grand ecran lors des retrospectives organisees
ce printemps a l'occasion de l'annee "Armenie mon amie".
C'est la claque assuree, un rituel de verre entre objets perdus,
une crèche sous cloche orientaliste ou, pour mieux dire, la simple
ambiguïte du sacre : a savoir ce qui attire pour mieux se refuser.
Daney y hallucinait "la beaute de la "chose meme"". Le domaine
de Paradjanov est celui de la legende, au sens strict, le recit
de vie de saint, qu'il s'agisse du sacrifie Ivan dans Chevaux de
feu, amoureux maudit dès l'enfance, ou de l'assemblage syncretique
d'Achik Kerib, show religieux total où musiques, symboles, costumes,
s'entrechoquent dans une joie païenne. Et l'on a tendance a rigoler
lorsqu'on apprend qu'il fut d'abord emprisonne pour "trafic d'icônes
et homosexualite". L'accusation, quoique fausse, etait du moins une
metaphore adequate de son cinema. Manipulation d'images pieuses et
desir retourne sur soi. Quelque part entre Fellini pour l'exuberance
et Pasolini pour la mystique, dont l'Evangile selon saint Matthieu
l'avait fortement impressionne et dont il disait qu'il etait un dieu
pour lui, "un dieu de l'esthetique, un maître du style, qui a cree
la pathologie d'une epoque". Pasolini n'a pas fait le voyage depuis
Erevan. Son portrait-collage est reste au musee Paradjanov. Est venue
en revanche jusqu'a nous une lettre de Fellini de 1971, decoree par le
cineaste armenien a l'aide de plumes et de dentelles, et sur laquelle
il a ajoute une carte postale d'un Persee decapite tenant la tete de
Meduse. Hommage d'un meduseur a sa bonne etoile rivale ?
Mais on ne peut aller flâner a "Paradjanov le magnifique" sans avoir
au moins vu un bout de retrospective, faute de rester comme une huître
devant les drôles de collages exposes. On est accueilli par un Ange
au plafond, poupee barbue de ficelle qui ressemble etrangement aux
autoportraits ouvrant le parcours, derisoires avec cage a oiseau
sur la tete (1983) ou fleurs hawaïennes pour Paradjanov au paradis
(1988). Si le realisateur pratique deja le collage dans les annees
60 pour fournir des esquisses de costumes a ses films, son ultime
projet inacheve, Confession, donne lieu a d'etranges story-boards
sans montage, en strates geologiques d'objets, a dynamique souvent
pyramidale, comme une ascension du sens, ou une benediction qui pleut,
si on la regarde a l'envers.
Entre les deux, les oeuvres de prison frappent le spectateur,
systematisant l'usage de la miette, de la recup (boutons, fils, fleurs
sechees, papier alu). Les series "l'Inventaire des objets confisques"
et "Camp de prisonniers" montrent, l'une avec humour, l'autre a l'encre
noire, la capacite d'evasion de Paradjanov. Les "Objets confisques"
sont les meubles de sa maison de Tbilissi, embarques par les autorites,
mais dont il fait le deuil en les reinstallant sur le papier, du
fond de sa cellule. Ils volent dans toute la page, parfois retenus
par des jeunes filles hilares, ou sous l'oeil d'un Huissier (1977)
devenu lui-meme truc parmi les choses. Du "Camp de prisonniers" ce
sont des timbres que l'artiste (n')envoie (pas), tout petits, pleins
de visages bruts, entre Dubuffet et Mattt Konture. Ils contrastent
avec les hilarants "Episodes de la vie de la Joconde", où la Mona
Lisa est mise en pièce et en situation. C'est vers 1988, au meme
moment où sort Achik Kerib, son dernier film et le plus jouisseur,
dont le corps meme est desaccorde par la mecanique du burlesque.
A lire : Sergueï Paradjanov, Magic Cinema, "Theâtres au cinema" n°18,
176 pp., 30 euro(s) et Paradjanov le magnifique, Ensba, 246 pp.,
35 euro(s).
--Boundary_(ID_FelLGlccfgQngzgTpykgRw)--
Par Loret Eric
Liberation, France
14 mars 2007 mercredi
L'univers bric-a-brac du cineaste armenien dans une retrospective et
une expo de collages.
Paradjanov, c'est pas gagne. Deux mois d'attente l'an passe pour
recevoir les DVD des Chevaux de feu (1964) et de Sayat Nova (1969).
On avait fini par les pirater, fatigue de faire ma soeur Anne. En
allant a l'expo de collages des Beaux-Arts de Paris, on apprend qu'il
y a une monographie editee par le Magic Cinema de Bobigny. En lisant
celle-ci, on s'apercoit que ses lettres de prison sont editees par
Parenthèses a Marseille. Et, dans les histoires du cinema, ce n'est
souvent qu'un nom a côte de celui de Tarkovski, son cadet et ami.
Paradjanov lui avait dit : "Pour devenir vraiment grand, tu devrais
purger au moins deux annees. Sans cette experience, tu ne peux pas
devenir un grand cineaste russe." Humour aigre de celui qui a passe
cinq annees en taule (de 1973 a 1977 puis de fevrier a octobre 1982).
La tentative du regime sovietique d'effacer Paradjanov a presque
reussi, puisqu'aujourd'hui encore certains decouvrent son existence.
Pour voir ses deux seuls autres longs metrages, realises après sa
liberation, la Legende de la forteresse de Souram (1984) et Achik Kerib
(1986), on peut essayer de les commander en ligne (www.ruscico.com) ou,
mieux, de les voir sur grand ecran lors des retrospectives organisees
ce printemps a l'occasion de l'annee "Armenie mon amie".
C'est la claque assuree, un rituel de verre entre objets perdus,
une crèche sous cloche orientaliste ou, pour mieux dire, la simple
ambiguïte du sacre : a savoir ce qui attire pour mieux se refuser.
Daney y hallucinait "la beaute de la "chose meme"". Le domaine
de Paradjanov est celui de la legende, au sens strict, le recit
de vie de saint, qu'il s'agisse du sacrifie Ivan dans Chevaux de
feu, amoureux maudit dès l'enfance, ou de l'assemblage syncretique
d'Achik Kerib, show religieux total où musiques, symboles, costumes,
s'entrechoquent dans une joie païenne. Et l'on a tendance a rigoler
lorsqu'on apprend qu'il fut d'abord emprisonne pour "trafic d'icônes
et homosexualite". L'accusation, quoique fausse, etait du moins une
metaphore adequate de son cinema. Manipulation d'images pieuses et
desir retourne sur soi. Quelque part entre Fellini pour l'exuberance
et Pasolini pour la mystique, dont l'Evangile selon saint Matthieu
l'avait fortement impressionne et dont il disait qu'il etait un dieu
pour lui, "un dieu de l'esthetique, un maître du style, qui a cree
la pathologie d'une epoque". Pasolini n'a pas fait le voyage depuis
Erevan. Son portrait-collage est reste au musee Paradjanov. Est venue
en revanche jusqu'a nous une lettre de Fellini de 1971, decoree par le
cineaste armenien a l'aide de plumes et de dentelles, et sur laquelle
il a ajoute une carte postale d'un Persee decapite tenant la tete de
Meduse. Hommage d'un meduseur a sa bonne etoile rivale ?
Mais on ne peut aller flâner a "Paradjanov le magnifique" sans avoir
au moins vu un bout de retrospective, faute de rester comme une huître
devant les drôles de collages exposes. On est accueilli par un Ange
au plafond, poupee barbue de ficelle qui ressemble etrangement aux
autoportraits ouvrant le parcours, derisoires avec cage a oiseau
sur la tete (1983) ou fleurs hawaïennes pour Paradjanov au paradis
(1988). Si le realisateur pratique deja le collage dans les annees
60 pour fournir des esquisses de costumes a ses films, son ultime
projet inacheve, Confession, donne lieu a d'etranges story-boards
sans montage, en strates geologiques d'objets, a dynamique souvent
pyramidale, comme une ascension du sens, ou une benediction qui pleut,
si on la regarde a l'envers.
Entre les deux, les oeuvres de prison frappent le spectateur,
systematisant l'usage de la miette, de la recup (boutons, fils, fleurs
sechees, papier alu). Les series "l'Inventaire des objets confisques"
et "Camp de prisonniers" montrent, l'une avec humour, l'autre a l'encre
noire, la capacite d'evasion de Paradjanov. Les "Objets confisques"
sont les meubles de sa maison de Tbilissi, embarques par les autorites,
mais dont il fait le deuil en les reinstallant sur le papier, du
fond de sa cellule. Ils volent dans toute la page, parfois retenus
par des jeunes filles hilares, ou sous l'oeil d'un Huissier (1977)
devenu lui-meme truc parmi les choses. Du "Camp de prisonniers" ce
sont des timbres que l'artiste (n')envoie (pas), tout petits, pleins
de visages bruts, entre Dubuffet et Mattt Konture. Ils contrastent
avec les hilarants "Episodes de la vie de la Joconde", où la Mona
Lisa est mise en pièce et en situation. C'est vers 1988, au meme
moment où sort Achik Kerib, son dernier film et le plus jouisseur,
dont le corps meme est desaccorde par la mecanique du burlesque.
A lire : Sergueï Paradjanov, Magic Cinema, "Theâtres au cinema" n°18,
176 pp., 30 euro(s) et Paradjanov le magnifique, Ensba, 246 pp.,
35 euro(s).
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