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Cour Euopeeanne Des Droits De L'Homme: AFFAIRE DÄ°NK C. TURQUIE

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  • Cour Euopeeanne Des Droits De L'Homme: AFFAIRE DÄ°NK C. TURQUIE

    COUR EUOPEEANNE DES DROITS DE L'HOMME AFFAIRE DÄ°NK C. TURQUIE

    European Court of Human Rights
    http://cmiskp.echr.coe.int/tkp197/view.asp?action=html&documentId=873669&portal=hbkm&source=externalbydocnumber&table=F69A27FD8FB86142BF01C1166DEA398649
    Sept 14 2010
    STRASBOURG

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies a
    l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches
    de forme.

    En l'affaire Dink c. Turquie,

    La Cour européenne des droits de l'homme (deuxième section),
    siégeant en une chambre composée de :

    Francoise Tulkens, présidente, Ireneu Cabral Barreto, Dragoljub
    PopoviÄ~G, András Sajó, Nona Tsotsoria, IÅ~_ıl KarakaÅ~_, Guido
    Raimondi, juges, et de Stanley Naismith, greffier de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 6 juillet 2010,

    Rend l'arrêt que voici, adopté a cette date :

    PROCÃ~IDURE

    1. A l'origine de l'affaire se trouvent cinq requêtes (nos 2668/07
    6102/08, 30079/08, 7072/09 et 7124/09), dirigées contre la République
    de Turquie et dont six ressortissants de cet Etat, M. Fırat Dink
    connu sous le nom de plume Hrant Dink (décédé), Mme Rahil Dink,
    M. Delal Dink, M. Arat Dink, Mlle Sera Dink et M. Hasrof Dink, (Â"
    les requérants Â"), ont saisi la Cour en vertu de l'article 34 de
    la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés
    fondamentales (Â" la Convention Â"). La requête no 2668/07 a
    été introduite le 11 janvier 2007 par le requérant Fırat Dink,
    et les autres requêtes ont été introduites respectivement le 18
    décembre 2007, le 21 mai, le 27 novembre et le 22 décembre 2008
    par Rahil, Delal, Arat et Sera Dink après le décès de Fırat
    Dink. Par ailleurs, dans la requête no 7072/09, Hasrof Dink est
    aussi requérant.

    2. Dans la procédure, les requérants ont été représentés par
    Mes F.

    Cetin, U.D. Tuna, A. Becerik et H. Bakırcıoglu, avocats a
    Istanbul. Le gouvernement turc (Â" le Gouvernement Â") a été
    représenté par son agent.

    3. Les requérants alléguaient en particulier que le verdict de
    culpabilité prononcé a l'encontre de Fırat Dink, journaliste turc
    d'origine arménienne, pour Â" dénigrement de la turcité (Turkluk -
    l'identité turque)1 Â", infraction prévue a l'article 301 du code
    pénal turc, avait enfreint l'article 10 de la Convention et que le
    fait que les autorités nationales aient failli a protéger sa vie
    (Fırat Dink a été assassiné par une tierce personne peu après
    la confirmation du verdict par la Cour de cassation) avait emporté
    violation de l'article 2 de la Convention.

    4. Le 26 mai 2009, la Cour a décidé de joindre les requêtes (article
    42 § 1 du règlement) et de les communiquer au Gouvernement. Elle
    a également décidé qu'elle se prononcerait en même temps sur la
    recevabilité et le fond.

    5. Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des
    observations écrites complémentaires (article 59 § 1 du règlement).

    EN FAIT

    I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÃ~HCE

    6. Les requérants, Fırat Dink (décédé), Rahil Dink, Delal Dink,
    Arat Dink, Sera Dink et Hasrof Dink sont des ressortissants turcs, nés
    respectivement en 1954, 1959, 1978, 1979, 1986 et 1957 et résidant
    a Istanbul. Le premier requérant, Fırat Dink, a été assassiné
    le 19 janvier 2007. Rahil Dink et Hasrof Dink sont respectivement
    la veuve et le frère du défunt. Les autres requérants sont les
    enfants de Fırat et Rahil Dink.

    La requête no 2668/07 a été introduite par Fırat Dink, et les
    autres requêtes ont été introduites par les autres requérants
    après le décès de Fırat Dink. Par ailleurs, Hasrof Dink est
    requérant uniquement dans la requête no 7072/09.

    7. Le premier requérant, Fırat Dink, était le directeur de la
    publication et le rédacteur en chef de l'hebdomadaire turco-arménien
    Agos, un journal bilingue édité a Istanbul depuis 1996.

    A. La série de huit articles rédigés par le premier requérant

    8. Entre le 7 novembre 2003 et le 13 février 2004, le premier
    requérant publia dans Agos une série de huit articles dans lesquels
    il exposa son point de vue sur la question de l'identité des citoyens
    turcs d'origine arménienne. Les sujets traités dans cette série
    étaient les suivants :

    9. Le premier article, intitulé Â" A propos des générations Â",
    exposait l'objectif de la série, qui était d'informer les Arméniens
    de Turquie sur des thèmes faisant débat dans la diaspora arménienne
    au sujet des questions d'identité.

    10. Le deuxième article, intitulé Â" Le rôle de l'Eglise Â",
    traitait du rôle de l'église arménienne dans la construction de
    l'identité et de la nation arméniennes.

    11. Le troisième article, intitulé Â" Les enfants de Kac Vartan Â",
    analysait, a travers l'histoire des Â" vartanians Â", l'influence
    de la religion et du nationalisme sur l'identité arménienne, et
    l'évolution de cette identité après la chute de l'Union soviétique.

    12. Le quatrième article, intitulé Â" La théorie de l'identité
    pratique Â", expliquait que la migration de 1915, qui avait été
    partiellement forcée et partiellement provoquée par des raisons
    économiques, avait dénaturé l'identité arménienne, et que
    les efforts déployés pour adapter cette identité aux valeurs
    occidentales avaient accéléré cette dénaturation.

    13. Dans le cinquième article, intitulé Â" L'Occident : paradis et
    enfer Â", il était soutenu que les membres de la diaspora arménienne
    établie dans les pays occidentaux avaient vu leur identité s'éroder,
    a la différence de ceux qui se trouvaient au Moyen-Orient ou dans
    les pays musulmans.

    14. Le sixième article, intitulé Â" Le Turc de l'Arménien Â",
    exposait que chaque diaspora avait besoin de raisons particulières
    pour pouvoir conserver son identité, et que le passé de la diaspora
    arménienne, comme celui de la diaspora juive, était marqué par un
    génocide, dont la non-reconnaissance était facteur de destruction
    pour l'identité arménienne, l'obsession de voir reconnaître leur
    qualité de victimes d'un génocide devenant la raison d'être des
    Arméniens. Le requérant déclara également dans cet article que
    le fait que ce besoin des Arméniens se heurte a l'indifférence des
    Turcs, contrairement a ce qui s'était passé pour le génocide juif,
    que les Allemands avaient reconnu, expliquait que le traumatisme des
    Arméniens restait vivace.

    Selon cet article, le regard que les Turcs et les Arméniens
    avaient les uns sur les autres était déformé par la paranoïa des
    premiers et le traumatisme des seconds. Si les Turcs persistaient
    a ne montrer aucune empathie pour les événements de 1915, le
    malaise dans la définition de l'identité arménienne risquait de
    perdurer. L'article se concluait sur l'idée que l'élément turc de
    l'identité arménienne était en même temps un poison et un antidote.

    15. Le septième article, intitulé Â" Se débarrasser du Turc
    Â", indiquait que l'identité arménienne pouvait se libérer de
    sa composante turque par deux voies : la première, qui semblait
    difficilement réalisable dans l'immédiat, impliquait que les Turcs
    montrent de l'empathie pour les Arméniens ; dans la deuxième,
    plus probable, les Arméniens se libéreraient de l'élément turc,
    en élaborant une qualification autonome des événements de 1915 par
    rapport a celle retenue par le monde entier et par les Turcs. M. Dink
    déclarait a cet égard que le fait de laisser ou de refuser cette
    possibilité aux Arméniens serait une question de conscience et
    d'humanité. Au lieu de faire pression sur les Turcs pour qu'ils
    reconnaissent le génocide, les Arméniens devaient concentrer
    leurs efforts pour assurer la survie et la prospérité du nouvel
    Etat arménien.

    16. Dans le huitième article, intitulé Â" Faire la connaissance de
    l'Arménie Â", le requérant, suivant la logique du reste de la série,
    utilisait la phrase suivante : Â" le sang propre qui se substituera
    a celui empoisonné par le Â" Turc Â" se trouve dans la noble veine
    reliant l'Arménien a l'Arménie, pourvu que l'Arménien en soit
    conscient Â". M.

    Dink estimait que les autorités arméniennes devaient s'employer plus
    activement a renforcer les liens de la diaspora avec le pays, ce qui
    permettrait une construction plus saine de l'identité nationale.

    17. Entre-temps, le journal Agos publia en février 2004 un article
    mentionnant l'origine arménienne de la fille adoptive d'Ataturk, S.G.,
    aviatrice connue et symbole de la femme moderne en Turquie. Cette
    publication suscita des réactions sous forme de manifestations et
    de lettres de menaces, dont certaines portées a la connaissance des
    autorités, de la part de membres des groupes ultranationalistes qui
    virent dans cet article une tentative de ternir l'image d'Ataturk.

    L'adjoint du préfet d'Istanbul invita le requérant Fırat Dink a son
    bureau pour discuter des questions de sécurité que soulevaient ces
    réactions. Lors de cette réunion, Fırat Dink aurait été prévenu
    que les forces de sécurité ne pourraient garantir sa sécurité
    si son journal continuait a publier des articles provoquant autant
    de réactions.

    B. La procédure pénale engagée contre Fırat Dink

    18. Le 27 février 2004, des militants appartenant a un groupe
    ultranationaliste manifestèrent devant les locaux du quotidien Agos
    pour exprimer leur mépris envers le requérant. Le même jour, un
    membre de ce groupe, M.S., avocat, déposa une plainte pénale contre
    l'intéressé auprès du parquet de Å~^iÅ~_li (Istanbul), soutenant
    qu'il avait insulté les Turcs par la phrase Â" le sang propre qui
    se substituera a celui empoisonné par le Â" Turc Â" se trouve dans
    la noble veine reliant l'Arménien a l'Arménie Â". Par ailleurs,
    M.S. reprocha aux Arméniens de fomenter une révolte et une trahison
    contre les Turcs sous l'influence de puissances étrangères.

    19. Le 16 avril 2004, le parquet de Å~^iÅ~_li (Istanbul) intenta contre
    le requérant une action pénale devant le tribunal correctionnel
    de Å~^iÅ~_li en vertu de l'article 159 du code pénal turc,
    qui réprimait le dénigrement de Â" la turcité (Turkluk) Â" Il
    reprocha au requérant d'avoir utilisé dans l'article intitulé Â"
    Faire la connaissance de l'Arménie Â" la phrase Â" le sang propre
    qui se substituera a celui empoisonné par le Â" Turc Â" se trouve
    dans la noble veine reliant l'Arménien a l'Arménie Â".

    20. Pendant la procédure devant le tribunal correctionnel de
    Å~^iÅ~_li, plusieurs membres du groupe nationaliste manifestèrent
    contre Fırat Dink, avant et après les audiences. Certains membres de
    ce groupe, avocats ou membres d'associations ou de partis politiques,
    demandèrent au tribunal l'autorisation de se constituer parties
    intervenantes a la procédure, au motif qu'ils se sentaient agressés
    en leur qualité de Turcs par les propos de M. Dink, qui selon eux
    qualifiait le sang turc de Â" poison Â". Les conseils du requérant
    s'opposèrent a ces demandes au motif que le fait de laisser ces
    personnes ultranationalistes intervenir dans la procédure (en
    qualité de citoyens d'origine turque victimes des propos d'un citoyen
    d'origine arménienne) risquait de donner au procès un caractère
    discriminatoire. Le tribunal correctionnel accepta néanmoins la
    demande de ces personnes.

    21. Le 14 décembre 2004, le tribunal nomma trois experts, des
    universitaires spécialistes du droit pénal, qu'il chargea d'examiner
    la série d'articles litigieuse rédigée par le requérant. Ceux-ci
    rendirent leur rapport d'expertise le 15 mai 2005. Ils rappelèrent en
    premier lieu les éléments constitutifs du délit de dénigrement et
    le fait qu'il était étroitement encadré par la liberté d'expression
    garantie et protégée par le système de la Convention. Après avoir
    examiné l'ensemble des huit articles en cause, ils conclurent que
    ce que le requérant qualifiait de Â" poison Â" n'était pas le sang
    turc, mais l'obsession des Arméniens a faire reconnaître que les
    événements de 1915 constituaient un génocide, obsession qui était
    devenue selon lui l'élément principal de l'identité arménienne
    et qu'il estimait être source chez les Arméniens de faiblesse et
    de perte de temps.

    D'après les experts, les propos du requérant n'étaient pas dirigés
    contre les Turcs, mais contre une particularité selon lui critiquable
    de l'identité arménienne. Pour eux, ces propos n'insultaient ni ne
    dénigraient personne. Le fait de qualifier les événements de 1915
    de génocide ne pouvait constituer un délit, toute appréciation de
    faits historiques étant protégée par la liberté d'expression.

    22. Par un jugement du 7 octobre 2005, le tribunal correctionnel de
    Å~^iÅ~_li, siégeant a juge unique, déclara le requérant coupable
    d'avoir dénigré la turcité (Turkluk) et le condamna a 6 mois
    d'emprisonnement avec sursis. Estimant que les lecteurs du journal ne
    devaient pas avoir a lire toute la série d'articles pour comprendre
    le véritable sens des propos tenus par l'auteur dans le dernier de
    ces articles, le juge reprocha au requérant les propos tenus dans
    l'article intitulé Â" Faire la connaissance de l'Arménie Â". A cet
    égard, il rappela que la liberté d'expression n'était pas sans
    limite, qu'elle pouvait être restreinte par la loi ou la morale et
    qu'en tout cas, elle ne protégeait pas les insultes et les propos
    dégradants.

    23. Le tribunal correctionnel souligna que les valeurs morales de
    chaque pays étaient différentes et que, dans certains pays, le
    fait de porter les couleurs du drapeau national sur son pantalon
    était toléré, alors que dans d'autres, le fait de toucher une
    vache pouvait occasionner une vive réaction des citoyens. Il estima
    que lorsqu'on parlait du Â" sang Â" en Turquie, cela évoquait pour
    le public le sang des martyrs versé pour sauver la patrie. L'auteur
    Fırat Dink, en qualifiant le sang turc de Â" poison Â", l'avait ainsi
    désigné comme un élément Â" sale Â" et l'avait insulté. Quant a
    l'élément moral du délit, le tribunal considéra que le fait que
    l'auteur encourage les jeunes de la diaspora a visiter et a connaître
    l'Arménie et a fortifier ainsi leur identité révélait son intention
    de voir les Arméniens de Turquie s'intégrer a l'Arménie.

    24. Les conseils du premier requérant et les intervenants se
    pourvurent en cassation contre le jugement du 7 octobre 2005. Les
    conseils du premier requérant soutinrent devant la Cour de cassation
    l'opinion émise par un universitaire et ex-président de la haute
    juridiction, qui avait estimé que le juge de première instance avait
    mal compris et interprété la phrase en question en considérant que
    le Â" poison Â" désignait le Â" sang turc Â", alors que ce que Fırat
    Dink avait qualifié de Â" poison Â" pour l'identité des Arméniens
    était leur obsession a faire reconnaître par les Turcs que les
    événements de 1915 constituaient un génocide. Selon la thèse de
    la défense, il ressortait clairement des propos du requérant que
    l'identité arménienne ne pourrait continuer de se développer qu'en
    se débarrassant de sa rancune obsessionnelle vis-a-vis des Turcs et
    en se concentrant sur le bien-être des Arméniens. En considérant
    que la turcité (Turkluk) se limitait a celle des citoyens d'origine
    ethnique turque, le juge de la première instance, avait non seulement
    enfreint le principe constitutionnel en vertu duquel la Â" citoyenneté
    turque Â" englobe tous les citoyens sans aucune distinction d'origine
    ethnique ou de race, mais encore fait naître un doute sur son
    impartialité en tant que juge d'origine ethnique turque. Les conseils
    du requérant soutinrent également que c'était aussi cette vision
    du juge qui l'avait amené a accepter des demandes d'interventions
    de personnes connues pour être des ultranationalistes. Rappelant
    les grandes lignes de la jurisprudence de la Cour en matière de
    liberté d'expression, notamment quant a la liberté de la presse
    dans une société démocratique, ils conclurent que le tribunal de
    Å~^iÅ~_li n'avait pas dÃ"ment protégé cette liberté en l'espèce.

    25. Dans ses observations présentées a la chambre pénale concernée,
    le procureur près la Cour de cassation demanda que le jugement
    attaqué soit cassé dans toutes ses dispositions et que l'affaire
    soit renvoyée devant les juges du fond.

    26. Par un arrêt du 1er mai 2006, la Cour de cassation (9e chambre
    pénale) confirma le jugement quant au verdict de culpabilité du
    requérant, mais l'infirma quant a l'acceptation des intervenants. Sur
    les faits reprochés a M. Dink, elle estima que, compte tenu de
    la position de l'intéressé, du but de la publication et de la
    perception des lecteurs auxquels elle était principalement destinée,
    la phrase litigieuse - Â" le sang propre qui se substituera[it] a
    celui empoisonné par le Â" Turc Â" se trouv[ait] dans la noble veine
    reliant l'Arménien a l'Arménie Â" - constituait indubitablement
    un dénigrement de la turcité (Turkluk). Elle estima en outre que
    le fait de dénigrer une société tout en faisant l'apologie d'une
    autre ne pouvait être protégé par la liberté d'expression garantie
    par la Convention.

    27. Le 6 juin 2006, le procureur général près la Cour de cassation
    forma un pourvoi extraordinaire devant les chambres pénales réunies
    contre l'arrêt du 1er mai 2006 en ce qu'il confirmait la culpabilité
    du requérant, et il demanda l'annulation du jugement du 7 octobre
    2005 dans toutes ses dispositions. Le procureur général fit observer
    que les lecteurs visés par l'article en question étaient plutôt
    les citoyens d'origine arménienne et que la phrase litigieuse se
    trouvait dans un article qui faisait partie d'une série complète de
    huit articles. Après avoir rappelé la jurisprudence des chambres
    pénales réunies en matière de diffamation et celle de la Cour en
    matière de liberté d'expression, le procureur général mit l'accent
    sur l'obligation positive de l'Etat dans la protection de la liberté
    d'expression. Il estima qu'il s'agissait d'une liberté essentielle
    pour le bon fonctionnement de la démocratie et pour la promotion de la
    paix sociale. Selon lui, tout en établissant un système efficace de
    protection, l'Etat était tenu de créer un environnement de débats
    publics permettant l'expression sans crainte des opinions et des
    idées, y inclus celles qui pouvaient irriter ou même choquer. Le
    procureur général souligna ensuite que la phrase litigieuse était
    ambigue et pouvait être interprétée de deux facons : on pouvait soit
    considérer qu'une partie de la phrase visait les Turcs et qualifiait
    leur sang de Â" poison Â", et y voir un dénigrement des Turcs, soit
    considérer que toute la phrase s'adressait aux citoyens d'origine
    arménienne et que le mot Â" Turc Â" avait été utilisé dans le sens
    de Â" perception du Turc Â" chez les Arméniens. Le procureur général
    argua que, lorsqu'on examinait la série d'articles rédigée par
    l'auteur, on ne pouvait que constater que tous les articles étaient
    liés et que chaque article commencait par reprendre les idées
    déja exprimées dans l'article précédent. Il fit observer que la
    phrase litigieuse utilisée au début du huitième article reprenait,
    avec un jeu de mots, les points de vue exprimés dans les sixième
    et septième articles. En lisant cette phrase dans son contexte,
    on comprenait que le Â" sang empoisonné Â" n'était pas celui
    des Turcs, mais celui des Arméniens, le poison en question étant
    leur obsession a faire reconnaître par les Turcs que les incidents
    de 1915 étaient un génocide. Cette obsession contaminait le Â"
    sang Â" des Arméniens, c'est-a-dire leur conception du monde et
    leur identité. Le procureur général estima que cette intention
    de l'auteur était aussi clairement perceptible dans la suite de la
    phrase et dans la suite du 8e article. Même s'ils étaient sources de
    polémiques, par leur exagération et la réaction qu'ils suscitaient
    chez une partie de la population qui n'avait pas pris connaissance
    de l'ensemble des articles, les propos litigieux devaient être
    interprétés a la lumière de l'intention de leur auteur. A cet
    égard, il rappela que tout doute quant a l'intention de l'accusé
    devait jouer en sa faveur. Il s'opposa aussi au jugement de première
    instance dans la mesure où les restrictions apportées a la liberté
    d'expression ne pouvaient trouver leur origine dans les règles de
    la morale et ne pouvaient être prévues que par la loi. Il rappela
    que les citoyens d'origine arménienne étaient des citoyens turcs,
    qui bénéficiaient du statut de minorité en application du traité
    de Lausanne. Enfin, il estima qu'en utilisant et en transformant les
    propos d'Ataturk (selon lesquels la jeunesse turque trouverait Â" la
    force nécessaire Â" pour sauvegarder les valeurs de la République
    Â" dans le noble sang coulant dans ses veines Â") afin de protéger
    l'identité arménienne de certains citoyens turcs, l'auteur n'avait
    nullement dénigré la turcité (Turkluk).

    28. Le 11 juillet 2006, les chambres pénales réunies de la Cour
    de cassation rejetèrent, par dix-huit voix contre six, le pourvoi
    formé par le procureur général près la Cour de cassation. Elles
    considérèrent en effet que la phrase selon laquelle Â" le sang
    propre qui se substituera[it] a celui empoisonné par le Â" Turc Â"
    se trouv[ait] dans la noble veine reliant l'Arménien a l'Arménie Â"
    constituait un dénigrement de la turcité (Turkluk).

    Pour ce faire, les chambres pénales réunies firent une description de
    la turcité (Turkluk), protégée par l'article 159 du code pénal :
    selon elles, la turcité (Turkluk) se référait a l'élément humain
    de l'Etat, c'est-a-dire a la nation turque. En effet, la turcité
    (Turkluk) était constituée par Â" l'ensemble des valeurs nationales
    et morales, composées des valeurs humaines, religieuses et historiques
    ainsi que de la langue nationale, des sentiments nationaux et des
    traditions nationales Â". Par ailleurs, les chambres pénales réunies
    considérèrent que tout acte dégradant, méprisant, dévalorisant,
    portant atteinte a l'honneur des personnes morales protégées par
    cette disposition constituait l'élément matériel du délit. A
    la question de savoir quels actes ou qualifications pouvaient être
    considérés comme Â" constitutifs d'un dénigrement Â" il fallait
    répondre selon la perception ordinaire de la société ainsi que les
    traditions et les coutumes. En outre, les chambres pénales réunies
    estimèrent que le but de défier et de dégrader le respect et la
    protection que le législateur avait voulu accorder aux personnes
    morales protégées par l'article 159 constituait l'élément moral
    du délit.

    Les chambres pénales réunies poursuivirent en ces termes :

    Â" L'accusé a dénigré la Â" turcité (Turkluk) Â" en utilisant
    et en transformant habilement les propos de Mustafa Kemal Ataturk,
    selon lesquels Â" la force nécessaire se trouve dans le noble sang
    coulant dans tes veines Â" en Â" le sang propre qui se substituera a
    celui empoisonné par le Turc se trouve dans la noble veine reliant
    l'Arménien a l'Arménie Â".

    Pour aboutir a cette conclusion, les chambres pénales réunies
    ne tiennent pas compte uniquement de cette phrase, mais prennent en
    considération que les huit articles constituent une chronique et que,
    notamment les 6e, 7e et 8e articles doivent être appréciés ensemble.

    Par ailleurs, elles rappellent que l'analyse des incidents historiques
    faite par l'auteur, citoyen turc d'origine arménienne, même si
    elles ne la partagent pas, est protégée par la liberté d'expression.

    En outre, s'appuyant sur l'article 66 de la Constitution qui considère
    comme Turc quiconque est lié par les liens de nationalité,
    considérant que les dispositions de la Constitution et du code
    pénal interdisent toute discrimination, rappelant que l'identité
    arménienne a été reconnue par le traité de Lausanne en tant que
    celle d'une minorité, les chambres pénales réunies acceptent que
    le plaidoyer pour la protection de l'identité arménienne chez les
    citoyens turcs d'origine arménienne bénéficie de ces garanties,
    et elles n'établissent pas de lien de causalité entre ces opinions
    de l'accusé et les éléments matériels et moraux du délit en cause.

    Même si chaque article de la chronique commence par un résumé des
    idées exposées dans l'article précédent et que ce constat vaut
    pour les huit articles, les chambres pénales réunies ne souscrivent
    pas a l'appréciation des experts intervenus en première instance
    ni a l'opinion du procureur général, selon lesquelles les termes
    Â" poison Â" et Â" Turc Â" dans le sang désignaient respectivement
    l'obsession qui dénaturait l'identité arménienne et la perception
    du refus turc par les Arméniens.

    L'auteur, en analysant les relations turco-arméniennes et l'évolution
    historique de son propre point de vue, a utilisé le terme Â" paranoïa
    Â" pour les Turcs et le terme Â" traumatisme Â" pour les Arméniens
    et a affirmé dans le 7e article que les milieux arméniens sont
    conscients de la réalité du drame historique vécu et que cette
    réalité ne changerait pas selon la qualification retenue par le
    monde entier et par les Turcs. L'auteur a également affirmé qu'Â" il
    n'était pas trop tôt pour laisser chacun seul face a sa conscience
    Â" et que le fait d'Â" accepter ou non la réalité [du génocide]
    rel[evait] essentiellement de la conscience de chacun, [qui trouvait]
    son origine dans notre identité humaine et nos valeurs communes
    d'humanité Â". L'auteur a conclu que Â" ceux qui accept[ai]ent
    la réalité purifi[ai]ent notamment leur humanité Â". Dans ces
    circonstances, les chambres pénales réunies estiment que la phrase
    dégradante relative au Â" sang empoisonné Â", lue a la lumière
    de ces dernières affirmations de l'auteur, a été utilisée par
    celui-ci dans une mauvaise intention, celle d'insulter les Turcs.

    Compte tenu de la nature du journal dans lequel la chronique a
    été publiée, de la position de l'auteur, de la catégorie de
    lecteurs auxquels la chronique s'adressait et de la perception que les
    lecteurs visés en ont eue, les chambres pénales réunies concluent
    que l'expression litigieuse est de nature a dénigrer la turcité
    (Turkluk), qu'elle a en réalité été rédigée dans ce but et que
    le fait de dénigrer une société en se livrant a l'apologie d'une
    autre société ne peut être protégé par la liberté d'expression
    ou la liberté d'adresser des critiques.

    Les chambres pénales réunies décident que, malgré les lacunes de
    la motivation du jugement rendu en première instance le 7 octobre
    2005, c'est a bon droit que la 9e chambre pénale l'a confirmé, et
    qu'en conséquence le pourvoi exceptionnel formé par le procureur
    général doit être rejeté. Â"

    Six des vingt-quatre hauts magistrats, parmi lesquels le président,
    formulèrent des opinions dissidentes, dans lesquelles ils reprirent
    et développèrent en général les points de vue exprimés par les
    experts en première instance et par le procureur général près la
    Cour de cassation dans son pourvoi extraordinaire.

    29. Le 12 mars 2007, le tribunal correctionnel, devant lequel le
    dossier fut renvoyé au terme de la procédure devant la Cour de
    cassation, déclara l'affaire close quant a Fırat Dink en raison de
    son décès.

    C. L'assassinat du premier requérant et l'enquête préliminaire
    menée contre les suspects

    30. Le 19 janvier 2007, a Istanbul, le requérant Fırat Dink fut
    assassiné de trois balles dans la tête, alors qu'il quittait le
    siège de sa publication, Agos. L'auteur présumé de l'attentat, O.S.,
    un jeune homme âgé de dix-sept ans, fut arrêté ultérieurement
    a Samsun (Turquie).

    31. L'enquête pénale préliminaire engagée par le parquet
    d'Istanbul et menée par les policiers de la division antiterroriste
    d'Istanbul aurait révélé que le suspect faisait partie d'un groupe
    ultranationaliste, dont certains membres, E.T. et Y.H., avaient commis
    d'autres actes de violence dans la ville de Trabzon, notamment un
    attentat contre le restaurant Mac Donald et une agression contre
    un prêtre. Les résultats de la même enquête auraient démontré
    l'existence de liens entre le groupe ultranationaliste en cause et une
    organisation politique ultranationaliste, le Parti de la grande union,
    et son mouvement de jeunesse, Â" Foyers Alperen Â". Ultérieurement,
    l'enquête aurait établi la possibilité d'un lien entre le même
    groupe et une organisation secrète connue sous le nom d'Â" Ergenekon
    Â"2.

    32. Par ailleurs, selon les dépositions recueillies par le parquet
    d'Istanbul et rapportées par les médias turcs, des sous-officiers
    des services de renseignement de la gendarmerie et des fonctionnaires
    de la police de Trabzon auraient eu des contacts répétés avec
    les suspects.

    33. Il fut ultérieurement établi par l'enquête du parquet d'Istanbul
    qu'Y.H. et E.T., deux individus accusés d'être les instigateurs de
    l'assassinat et d'avoir prêté assistance a son auteur, étaient
    connus et surveillés par les services de sÃ"reté de Trabzon. Par
    ailleurs, E.T. était l'un des informateurs de la police de Trabzon
    et avait déja informé les policiers qu'Y.H. était en train de
    préparer l'assassinat de Fırat Dink. La sÃ"reté de Trabzon avait
    donc officiellement informé la sÃ"reté d'Istanbul, le 17 février
    2006, du fait qu'Y.H. était en train de planifier un assassinat
    contre Fırat Dink, et que son casier judiciaire et sa personnalité
    rendaient cet acte probable. La sÃ"reté d'Istanbul n'aurait pas
    réagi a cette information.

    34. Par un acte d'accusation du 20 avril 2007, le parquet d'Istanbul
    intenta une action pénale contre dix-huit accusés, a qui il fut
    reproché d'être des membres ou des dirigeants d'une bande fondée
    dans le but de se livrer a des activités terroristes et a des
    assassinats ou d'être les instigateurs de tels agissements. Cette
    procédure est toujours pendante devant la cour d'assises d'Istanbul.

    D. L'enquête pénale menée contre certains gendarmes de Trabzon

    35. Par une ordonnance du ministère de l'Intérieur en date du 22
    février 2007, les inspecteurs du ministère et de la gendarmerie
    ouvrirent une enquête conjointe afin d'examiner la responsabilité
    de la gendarmerie de Trabzon dans l'assassinat. Les inspecteurs
    devaient rechercher si les huit membres de la gendarmerie impliqués
    dans cette affaire, parmi lesquels deux sous-officiers du service
    de renseignement de la gendarmerie, V.S. et O.Å~^., ainsi que
    les sous-officiers et officiers qui étaient leurs supérieurs
    et le commandant de la gendarmerie de Trabzon, pouvaient se voir
    reprocher une négligence ou une défaillance dans l'obtention des
    renseignements et dans la prévention de l'assassinat, dans la mesure
    où un informateur-témoin, C.I., soutenait avoir prévenu V.S. et
    O.Å~^. de ce crime, et où le commandement de la gendarmerie de Trabzon
    démentait ces propos. Pendant l'enquête, les gendarmes de Trabzon,
    interrogés par les inspecteurs, nièrent avoir été mis au courant
    par un informateur des préparatifs de l'assassinat de Fırat Dink.

    36. Par un avis du 2 avril 2007, les inspecteurs proposèrent, a
    la majorité, d'autoriser l'ouverture d'une action pénale contre
    quatre membres de la gendarmerie de Trabzon, qui étaient chargés
    en particulier de recueillir des renseignements. Les inspecteurs
    du ministère conclurent que les gendarmes visés par l'enquête
    avaient dÃ" être au courant de la préparation de l'assassinat,
    dans la mesure où les individus accusés par la suite d'en être
    les instigateurs avaient parlé de leur plan en public a tout leur
    entourage, montré la photographie de Fırat Dink en le désignant
    comme la personne a assassiner, essayé en plein air l'arme du crime
    et planifié l'action dans un cybercafé. Les inspecteurs de la
    gendarmerie n'étaient pas de cet avis.

    37. Par une ordonnance du 4 avril 2007, la préfecture de
    Trabzon autorisa l'ouverture d'une action pénale a l'encontre de
    V.S. et d'O.Å~^., auxquels l'informateur C.I. était censé avoir
    rapporté directement toutes les informations sur les préparatifs
    de l'assassinat. La préfecture estima par ailleurs que les autres
    gendarmes ne pourraient être accusés que si les juridictions pénales
    chargées de l'affaire estimaient nécessaire de le faire a un stade
    ultérieur de l'enquête pénale.

    38. Par une décision rendue le 6 juin 2007 et notifiée le 29 juin de
    la même année, la cour administrative régionale de Trabzon rejeta
    le recours formé contre l'ordonnance du 4 avril 2007 par les avocats
    des requérants, qui souhaitaient faire établir la responsabilité
    des supérieurs des gendarmes mis en cause.

    39. Par un acte d'accusation du 30 octobre 2007, le parquet de Trabzon
    engagea une action pénale contre les gendarmes V.S. et O.Å~^.

    devant le tribunal d'instance (pénal) de Trabzon. Il les
    accusa d'avoir omis de donner suite aux renseignements fournis par
    l'informateur C.I., et de s'être ainsi rendus coupables de négligence
    dans l'exercice de leurs fonctions.

    40. Dans leurs dépositions recueillies par le tribunal d'instance
    lors de l'audience du 20 mars 2008, les gendarmes V.S. et O.Å~^.

    confirmèrent les dires de l'informateur C.I. Ils reconnurent que
    celui-ci les avait bien prévenus de l'éventualité que le groupe
    ultranationaliste commette cet assassinat, et précisèrent qu'ils
    en avaient a leur tour informé dans les moindres détails leurs
    supérieurs hiérarchiques, y compris le commandant de la gendarmerie
    de Trabzon.

    Ils ajoutèrent qu'il incombait a leurs supérieurs de prendre
    des mesures sur le fondement des renseignements recueillis et que
    lorsqu'eux-mêmes avaient, a plusieurs reprises, demandé quelle
    suite il fallait donner a ces renseignements, leurs supérieurs leur
    avaient ordonné d'attendre des ordres sur ce point. Ils déclarèrent
    également que c'était sur ordre de leurs supérieurs qu'ils avaient
    nié, lors de l'enquête menée par les inspecteurs, avoir recu les
    renseignements en question.

    41. Cette enquête est encore pendante.

    E. L'enquête pénale menée contre certains policiers de Trabzon

    42. Le parquet d'Istanbul saisit également le parquet de Trabzon
    contre les responsables de la sÃ"reté de Trabzon, auxquels il reprocha
    plusieurs irrégularités et négligences dans l'accomplissement de
    leur rôle de prévention et de répression de la criminalité. Il
    souligna notamment que deux individus accusés d'être les instigateurs
    de l'assassinat et d'avoir prêté assistance a son auteur, Y.H. et
    E.T., étaient connus et suivis par les services de sÃ"reté de Trabzon
    en raison de leur disposition a commettre des actes de terrorisme. En
    outre, E.T., l'un des auteurs de l'attentat effectué contre un
    restaurant Mac Donald a Trabzon, avait été couvert par la police
    et servait même d'informateur pour la sÃ"reté de Trabzon.

    43. Le parquet d'Istanbul nota également qu'E.T. avait informé la
    police qu'Y.H. était en train de préparer l'assassinat de Fırat
    Dink.

    Les responsables de la police de Trabzon n'avaient rien tenté pour
    faire obstacle a ces projets mais s'étaient contentés d'informer
    officiellement les services de sÃ"reté d'Istanbul, le 17 février
    2006, de la probabilité de cet assassinat. Le parquet d'Istanbul
    indiqua aussi que les responsables de la sÃ"reté de Trabzon ne
    lui avaient pas correctement communiqué l'ensemble des comptes
    rendus des écoutes téléphoniques des accusés. Il ajouta que
    l'un des chefs de la police de Trabzon avait affiché ses opinions
    ultranationalistes et exprimé sa sympathie pour l'un des principaux
    accusés de l'assassinat.

    44. Le 10 janvier 2008, le parquet de Trabzon rendit une ordonnance
    de non-lieu a l'égard des responsables de la sÃ"reté de Trabzon. Il
    releva notamment que les accusations du parquet d'Istanbul reposaient
    sur la déposition de l'un des accusés, E.T., et que celui-ci était
    revenu sur cette déposition. Il jugea convaincant l'argument selon
    lequel les policiers de Trabzon avaient estimé que les renseignements
    fournis par E.T. n'étaient pas crédibles. Il considéra aussi que
    les lacunes et les retards dans la communication au parquet d'Istanbul
    des comptes rendus des écoutes téléphoniques par la sÃ"reté de
    Trabzon étaient dus a des difficultés techniques. Enfin, il souligna
    que le chef de la police soupconné d'avoir soutenu les agissements
    des accusés niait les faits qui lui étaient reprochés.

    45. L'opposition a ce non-lieu formulée par les avocats des
    requérants fut rejetée le 14 février 2008 par le président de la
    cour d'assises de Rize.

    F. L'enquête pénale menée contre certains membres des services de
    sÃ"reté d'Istanbul

    46. L'enquête menée par le parquet d'Istanbul mit en évidence que,
    le 17 février 2006, la sÃ"reté de Trabzon avait officiellement
    informé la sÃ"reté d'Istanbul de la probabilité de l'assassinat
    de Fırat Dink, en précisant l'identité des personnes suspectes. La
    sÃ"reté d'Istanbul n'aurait pas réagi a cette information.

    47. Le ministère de l'Intérieur déclencha, a des dates différentes,
    trois enquêtes visant a déterminer si, dans cette affaire, les
    responsables de la sÃ"reté d'Istanbul avaient donné les suites qui
    convenaient aux renseignements qu'ils avaient recus de la sÃ"reté
    de Trabzon. Les inspecteurs nommés par le Ministère menèrent
    trois enquêtes successives. Ils établirent que la section de
    renseignement de la police d'Istanbul n'avait pas suffisamment
    réagi aux informations recues de la police de Trabzon ; qu'elle
    n'avait même pas suivi correctement la procédure prévue par les
    règlements applicables en la matière ; et qu'elle n'avait pas pris
    les mesures imposées par l'urgence de la situation, en dépit du
    fait que tous les services de la police d'Istanbul avaient déja
    été alertés de la possibilité d'actes de terrorisme contre les
    citoyens d'origine arménienne. Les inspecteurs estimèrent que le
    chef de la police d'Istanbul n'était pas personnellement responsable
    de ces dysfonctionnements.

    48. Le conseil d'administration de la préfecture d'Istanbul,
    suivant les conclusions des experts, décida, par des ordonnances du
    28 février 2007, du 20 mars 2008 et du 28 aoÃ"t 2008, de traduire
    devant la justice pénale certains membres des services de sÃ"reté
    d'Istanbul, dont le chef de la section de renseignement, pour leur
    négligence dans la prévention du crime en cause.

    49. Cependant, la cour administrative régionale d'appel d'Istanbul,
    par des décisions du 23 mai 2007, du 27 juin 2008 et du 15 novembre
    2008, annula ces ordonnances du fait de l'insuffisance de l'enquête.

    G. L'enquête pénale menée contre certains membres de la sÃ"reté
    et de la gendarmerie de Samsun pour apologie du crime

    50. Les membres de la sÃ"reté et de la gendarmerie de Samsun
    interpellèrent O.S., l'auteur présumé de l'assassinat de M. Dink,
    le lendemain du crime, a la gare routière de la ville de Samsun,
    alors que celui-ci rentrait d'Istanbul a Trabzon. Pendant sa garde a
    vue dans les locaux de la section antiterroriste, certains membres de
    la sÃ"reté et de la gendarmerie de Samsun se firent photographier
    en compagnie du suspect, qui portait dans les mains un drapeau
    turc. En arrière-plan des photographies se trouvait un calendrier
    où figuraient le drapeau turc et la mention Â" la patrie est sacrée,
    son sort ne peut être laissé au hasard Â".

    51. Les requérants portèrent plainte contre les policiers et les
    gendarmes qui avaient posé avec O.S., leur reprochant d'avoir fait
    l'apologie de l'assassinat commis sur Fırat Dink et d'avoir abusé
    de leurs fonctions.

    52. Le 22 juin 2007, a l'issue des enquêtes administratives et
    judiciaires, le parquet de Samsun rendit un non-lieu a l'égard des
    agents de police et de gendarmerie mis en cause. Il nota que depuis le
    moment de l'arrestation d'O.S jusqu'a son transfert dans les locaux
    de la sÃ"reté d'Istanbul, les agents en question l'avaient traité
    humainement et avaient ainsi pu obtenir de lui des renseignements
    et des aveux très utiles, qu'ils avaient immédiatement versés
    au dossier.

    Observant que les treize photos prises pour le dossier d'enquête
    avaient été réalisées dans les locaux de la police, il rappela
    que l'apologie d'un crime ne pouvait être faite que publiquement.

    Toutefois, il n'exclut pas qu'un certain nombre d'irrégularités de
    procédure commises par les membres des forces de l'ordre (notamment
    en ce qui concernait la confidentialité des enquêtes sur les mineurs)
    puissent faire l'objet d'une procédure disciplinaire.

    Les procédures disciplinaires engagées contre les membres des
    forces de l'ordre aboutirent a des sanctions disciplinaires pour
    non-respect de la confidentialité d'une enquête pénale et pour
    atteinte a l'image des forces de l'ordre.

    II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

    53. L'article 301 du nouveau code pénal turc (entré en vigueur le
    1er juin 2005) se lisait a l'époque des faits comme suit :

    Â" Est passible d'une peine de six mois a trois ans d'emprisonnement
    quiconque dénigre publiquement la turcité (Turkluk - l'identité
    turque), la République ou la Grande Assemblée nationale de Turquie ;

    Est passible d'une peine de six mois a deux ans d'emprisonnement
    quiconque dénigre publiquement le gouvernement de la République
    de Turquie, les organes judiciaires, les forces militaires, ou la
    sÃ"reté de l'Etat ;

    La peine sera augmentée d'un tiers lorsque la turcité (Turkluk)
    a été offensée a l'étranger par un citoyen turc ;

    L'expression d'opinions critiques ne constitue pas un délit. Â"

    54. L'article 301 du nouveau code pénal turc reprenait les
    dispositions de l'article 159 de l'ancien code pénal.

    Par ailleurs, l'article 301 du code pénal fut amendé par la loi
    no 5759 entrée en vigueur le 8 mai 2008, en ce que, d'une part,
    la notion de turcité (Turkluk) fut remplacée par l'expression Â"
    nation turque Â" et que, d'autre part, les autorités judiciaires ne
    pouvaient plus engager des poursuites pénales en vertu de l'article
    301 qu'après avoir obtenu l'approbation du ministre de la Justice.

    EN DROIT

    I. SUR LA VIOLATION ALLÃ~IGUÃ~IE DE L'ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

    55. Les requérants, autres que Fırat Dink, allèguent en premier
    lieu que l'Etat a failli a son obligation de protéger la vie de
    Fırat Dink.

    Les membres de la gendarmerie et de la police auraient même marqué
    leur sympathie a l'égard de l'auteur du crime suite a l'arrestation
    de celui-ci.

    Les requérants soutiennent en deuxième lieu que les poursuites
    pénales engagées contre les agents publics qui avaient omis de
    prendre les mesures nécessaires pour protéger la vie de Fırat Dink
    se sont avérées ineffectives.

    Les requérants invoquent a cet égard les articles 2, 6 et 14 de la
    Convention. La Cour estime que, eu égard a leur nature et a leur
    contenu, les griefs formulés par les intéressés doivent d'abord
    être examinés sous l'angle de l'article 2 de la Convention, ainsi
    libellé :

    Â" 1. Le droit de toute personne a la vie est protégé par la loi. La
    mort ne peut être infligée a quiconque intentionnellement, sauf en
    exécution d'une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas
    où le délit est puni de cette peine par la loi.

    2. La mort n'est pas considérée comme infligée en violation de cet
    article dans les cas où elle résulterait d'un recours a la force
    rendu absolument nécessaire :

    a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence
    illégale ;

    b) pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher
    l'évasion d'une personne régulièrement détenue ;

    c) pour réprimer, conformément a la loi, une émeute ou une
    insurrection. Â"

    A. Sur la recevabilité

    56. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours
    internes quant aux requêtes nos 6102/08, 30079/08, 7072/09 et 7124/09,
    car les poursuites pénales engagées contre les auteurs présumés
    de l'assassinat du requérant Fırat Dink et contre les officiers
    de la gendarmerie a Trabzon sont toujours pendantes. Par ailleurs,
    les procédures introduites par les requérants devant le tribunal
    administratif d'Istanbul contre le ministère de l'Intérieur seraient
    également en cours.

    57. Les requérants réfutent cet argument, tout en faisant observer
    que les poursuites mettant en cause la responsabilité pénale des
    fonctionnaires de police ou de gendarmerie concernant l'absence de
    protection du requérant Fırat Dink ont déja été définitivement
    classées sans suite.

    58. La Cour estime que ces exceptions préliminaires soulèvent
    des questions étroitement liées a l'examen de l'effectivité de
    l'enquête pénale menée en l'espèce a l'échelon national, donc
    au bien-fondé des griefs formulés sur le terrain de l'article 2 de
    la Convention. Elle reprendra donc son examen sur ce point dans le
    cadre de l'examen du fond de ces griefs.

    59. La Cour constate par ailleurs que ces griefs ne sont pas
    manifestement mal fondés au sens de l'article 35 § 3 de la
    Convention.

    Elle relève également qu'ils ne se heurtent a aucun autre motif
    d'irrecevabilité. Il convient donc de les déclarer recevables.

    B. Sur le fond

    1. Arguments des parties

    60. Les requérants soutiennent que le verdict de culpabilité
    prononcé a l'encontre de Fırat Dink pour l'expression de ses
    opinions l'a exposé aux menaces de groupes ultranationalistes. Les
    autorités chargées de la sécurité ont omis de prendre les mesures
    nécessaires, par exemple assurer une protection rapprochée a Fırat
    Dink, bien qu'elles aient été informées de la préparation de
    l'assassinat dont il a été victime. Les requérants qualifient
    l'assassinat en cause de crime de haine fondé sur la discrimination
    en raison de l'origine ethnique de Fırat Dink et font observer
    qu'il s'inscrit dans une série d'attaques organisées par les groupes
    ultranationalistes contre les membres des minorités religieuses. Selon
    les requérants, il est du devoir de l'Etat concerné d'instaurer
    un système de protection spéciale afin de protéger les personnes
    sous sa juridiction contre les agressions a caractère raciste et
    discriminatoire.

    61. Selon les requérants, les poursuites pénales engagées contre
    les agents publics qui avaient omis de prendre les mesures nécessaires
    pour protéger la vie de Fırat Dink se sont avérées inefficaces. La
    seule procédure engagée contre les deux sous-officiers de
    la gendarmerie de Trabzon est loin de faire la lumière sur les
    responsabilités quant a l'inertie totale de l'ensemble des forces
    de sécurité de Trabzon et d'Istanbul. Les requérants se plaignent
    aussi de n'avoir pas pu participer effectivement a ces poursuites. Ils
    ajoutent que les organes d'enquête n'étaient aucunement indépendants
    du pouvoir exécutif.

    62. Le Gouvernement accepte que l'article 2 de la Convention puisse
    mettre a la charge des autorités d'un Etat contractant l'obligation
    positive d'agir a titre préventif pour protéger la vie d'un individu
    contre tout danger présenté par autrui. Il souligne cependant que
    cette obligation ne peut naître que la où les autorités, dans des
    cas exceptionnels, connaissent l'existence d'une menace réelle,
    directe et immédiate pour la vie de l'intéressé. De plus, il
    faudrait démontrer que le fait que les autorités nationales n'ont
    pas pris de mesures préventives a constitué une faute de leur part.

    63. Le Gouvernement met l'accent sur le fait que le requérant Fırat
    Dink n'a jamais sollicité la protection des forces de l'ordre. Il
    en déduit que le requérant n'était pas sous le coup d'une menace
    réelle et imminente et/ou les autorités ne pouvaient pas connaître
    l'existence d'une telle menace. En fait, comme le requérant ne
    faisait pas partie des personnes placées, sans demande explicite
    de leur part, sous protection rapprochée, il bénéficiait des
    mesures de sécurité générale dans le quartier où se trouvaient
    sa résidence et son lieu de travail.

    Le Gouvernement souligne que l'enquête pénale a commencé
    immédiatement après l'incident et que l'auteur présumé de
    l'assassinat a été appréhendé le lendemain. Quant a la procédure
    pénale engagée contre les auteurs de l'attentat et les responsables
    des forces de sécurité de Trabzon et d'Istanbul, le Gouvernement
    soutient que l'article 2 de la Convention n'a été enfreint ni du
    point de vue matériel ni sous son aspect procédural.

    2. Appréciation de la Cour

    a) Quant a l'assassinat de Fırat Dink

    i. Principes généraux

    64. La Cour rappelle que la première phrase de l'article 2 § 1
    astreint l'Etat non seulement a s'abstenir de provoquer la mort de
    manière volontaire et irrégulière, mais aussi a prendre les mesures
    nécessaires a la protection de la vie des personnes relevant de sa
    juridiction (L.C.B. c. Royaume-Uni, 9 juin 1998, § 36, Recueil des
    arrêts et décisions 1998-III). L'obligation de l'Etat a cet égard
    implique le devoir primordial d'assurer le droit a la vie en mettant
    en place une législation pénale concrète dissuadant de commettre
    des atteintes contre la personne et s'appuyant sur un mécanisme
    d'application concu pour en prévenir, réprimer et sanctionner
    les violations. Cette disposition comporte aussi, dans certaines
    circonstances définies, l'obligation positive pour les Etats de
    prendre préventivement des mesures d'ordre pratique pour protéger
    l'individu dont la vie est menacée par les agissements criminels
    d'autrui (Osman c. Royaume-Uni, 28 octobre 1998, § 115, Recueil
    1998-VIII, Mahmut Kaya c. Turquie, no 22535/93, § 85, CEDH 2000-III,
    Kilic c. Turquie, no 22492/93, § 62, CEDH 2000-III, et Opuz c.

    Turquie, no 33401/02, § 128, CEDH 2009-...).

    65. Il faut interpréter l'étendue de l'obligation positive de
    manière a ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable
    ou excessif, eu égard aux difficultés pour la police d'exercer ses
    fonctions dans les sociétés contemporaines, a l'imprévisibilité
    du comportement humain et aux choix opérationnels a faire en
    termes de priorités et de ressources. Dès lors, toute menace
    alléguée contre la vie n'oblige pas les autorités, au regard de
    la Convention, a prendre des mesures concrètes pour en prévenir la
    réalisation. Pour qu'il y ait obligation positive, il doit être
    établi que les autorités savaient ou auraient dÃ" savoir sur le
    moment qu'un individu donné était menacé de manière réelle et
    immédiate dans sa vie du fait des actes criminels d'un tiers et
    qu'elles n'ont pas pris, dans le cadre de leurs pouvoirs, les mesures
    qui, d'un point de vue raisonnable, auraient sans doute pallié ce
    risque (Keenan c. Royaume-Uni, no 27229/95, §§ 89-90, CEDH 2001-III,
    Opuz, précité, § 129, et Gongadzé c. Ukraine, no 34056/02, § 165,
    CEDH 2005-XI). Il s'agit la d'une question dont la réponse dépend
    de l'ensemble des circonstances de l'affaire en question.

    ii. Application en l'espèce

    66. Quant a l'existence d'un risque réel et immédiat pour la vie de
    Fırat Dink, la Cour estime que l'on peut raisonnablement considérer
    que les forces de l'ordre étaient informées de l'hostilité intense
    des milieux ultranationalistes contre l'intéressé durant la période
    précédant son assassinat, pour les raisons suivantes. Tout d'abord,
    a la suite de la publication dans le journal Agos, en février 2004,
    d'un article mentionnant l'origine arménienne de la fille adoptive
    d'Ataturk, plusieurs réactions en forme de manifestations et de
    lettres de menace, dont certaines portées a la connaissance des
    autorités, de la part des membres des groupes ultranationalistes, qui
    voyaient dans cet article une tentative de ternir l'image d'Ataturk,
    avaient été dirigés contre le requérant Fırat Dink. En outre,
    après la série d'articles dont le dernier contenait la phrase Â" le
    sang propre qui se substituera a celui empoisonné par le Â" Turc Â"
    se trouve dans la noble veine reliant l'Arménien a l'Arménie Â",
    des militants appartenant a un groupe ultranationaliste avaient
    manifesté le 27 février 2004 pour exprimer leur mépris envers
    Fırat Dink et, le même jour, un avocat, membre de ce groupe,
    avait déposé une plainte pénale contre lui soutenant qu'il avait
    insulté les Turcs. Par ailleurs, les membres de ces groupes avaient
    été autorisés par le juge de première instance a intervenir dans
    la procédure pénale engagée contre Fırat Dink en raison de ces
    propos, ce qui tendait a confirmer que le juge prenait au sérieux
    la thèse selon laquelle ces personnes auraient pu avoir le sentiment
    d'être insultées quant a leur origine turque.

    Finalement, la Cour de cassation avait entériné le verdict de
    culpabilité prononcé a l'encontre du requérant, journaliste
    d'origine arménienne, pour dénigrement de la turcité (Turkluk),
    sujet très sensible dans les milieux ultranationalistes turcs.

    67. Pour apprécier les renseignements que pouvaient détenir les
    forces de l'ordre quant a la question de savoir si l'hostilité des
    membres de groupes ultranationalistes envers le requérant Fırat
    Dink pouvait les inciter a tenter de le tuer, la Cour relève que,
    d'une part, la police de Trabzon et celle d'Istanbul et, d'autre part,
    la gendarmerie de Trabzon avaient été informées de la probabilité
    de cet assassinat et même de l'identité des personnes soupconnées
    d'en être les instigateurs.

    68. En effet, en ce qui concerne la police, les enquêtes menées
    par le parquet d'Istanbul et par les inspecteurs du ministère
    de l'Intérieur ont mis en évidence que deux individus, accusés
    d'être les instigateurs de l'assassinat et d'avoir prêté assistance
    a son auteur, Y.H. et E.T., étaient connus et surveillés par les
    services de sÃ"reté de Trabzon. Par ailleurs, E.T. était l'un des
    informateurs de la police de Trabzon et avait déja indiqué aux
    policiers qu'Y.H. était en train de préparer l'assassinat de Fırat
    Dink. La sÃ"reté de Trabzon avait a son tour officiellement informé
    la sÃ"reté d'Istanbul, le 17 février 2006, du fait qu'Y.H. était en
    train de planifier un assassinat contre Fırat Dink et que son casier
    judiciaire et sa personnalité rendaient cet acte probable. De plus,
    la police d'Istanbul avait déja été alertée de la possibilité
    d'actes de terrorisme contre les citoyens d'origine arménienne.

    69. Pour ce qui est de la gendarmerie, l'enquête du parquet d'Istanbul
    et, par la suite, celle des inspecteurs du ministère de l'Intérieur
    montrent qu'un informateur, C.I., avait prévenu de ce crime deux
    sous-officiers du service de renseignements de la gendarmerie de
    Trabzon, V.S. et O.Å~^., et que ces derniers soutenaient en avoir
    a leur tour informé dans les moindres détails leurs supérieurs
    hiérarchiques, y compris le commandant de la gendarmerie de
    Trabzon. Le rapport d'enquête présenté par les inspecteurs révèle
    que les individus accusés par la suite d'être les instigateurs de
    l'assassinat de Fırat Dink ne s'étaient pas montrés très discrets
    quant a leurs intentions : ils avaient parlé de leur plan en public
    a tout leur entourage, montré la photographie de Fırat Dink en le
    désignant comme la personne a assassiner, fait en plein air l'essai
    de l'arme du crime et planifié l'action dans un cybercafé.

    70. A la lumière de ce qui précède, on peut estimer que les
    autorités savaient ou auraient dÃ" savoir que Fırat Dink était tout
    particulièrement susceptible de faire l'objet d'une agression fatale.

    De plus, eu égard aux circonstances, ce risque pouvait passer pour
    réel et imminent.

    71. La Cour va a présent examiner si les autorités ont fait tout
    ce que l'on pouvait raisonnablement attendre d'elles pour empêcher
    la matérialisation du risque pour Fırat Dink.

    72. La Cour observe que trois autorités nationales relevant des
    forces de l'ordre étaient concernées par la protection de la vie
    du requérant : la sÃ"reté de Trabzon et la gendarmerie de Trabzon,
    en leur qualité de responsables des lieux où le crime avait été
    planifié et préparé, et la sÃ"reté d'Istanbul, en sa qualité de
    responsable du lieu où habitait la victime et où le crime avait
    été commis. Aucune de ces autorités, de manière coordonnée ou
    isolément, n'a réagi afin d'empêcher l'assassinat de Fırat Dink
    alors qu'elles étaient au courant de sa planification et de son
    exécution imminente.

    73. Le Gouvernement souligne que le requérant Fırat Dink n'a jamais
    demandé a bénéficier de la protection rapprochée par la police. Les
    requérants rétorquent qu'en vertu de la loi pertinente ainsi qu'en
    pratique, la police prend d'office des mesures afin de protéger la
    vie des personnes qui courent un danger imminent, comme ce fut le cas,
    par exemple, pour l'auteur Orhan Pamuk.

    74. La Cour considère a cet égard que, même si le requérant Fırat
    Dink devait connaître et sentir l'hostilité de certains milieux
    envers sa personne en raison de ses écrits dans son journal, dont une
    partie avait été finalement qualifiée par la Cour de cassation de
    dénigrement de la turcité (Turkluk), il lui était impossible d'avoir
    des renseignements sur le fait qu'un groupe ultranationaliste a Trabzon
    était en train de préparer un assassinat contre lui. Ainsi, il était
    du devoir des autorités nationales, informées de la planification du
    meurtre en question, d'agir afin de protéger la vie de Fırat Dink,
    sans attendre la demande de celui-ci.

    75. La Cour conclut que, dans les circonstances particulières de
    l'espèce, les autorités n'ont pas pris les mesures auxquelles
    elles pouvaient raisonnablement avoir recours pour prévenir la
    matérialisation d'un risque certain et imminent pour la vie de
    Fırat Dink.

    Partant, il y a eu violation de l'article 2 de la Convention sous
    son volet matériel.

    b) Quant a l'allégation d'insuffisance de l'enquête sur les
    défaillances des forces de sécurité dans la protection de la vie
    de Fırat Dink

    i. Principes généraux

    76. Combinée avec le devoir général imposé a l'Etat par l'article 1
    de la Convention de Â" reconna[ître] a toute personne relevant de [sa]
    juridiction les droits et libertés définis [dans la] Convention Â",
    l'obligation de protéger le droit a la vie que consacre l'article 2
    de la Convention requiert, par implication, qu'il y ait une enquête
    officielle effective lorsqu'un individu perd la vie a la suite d'un
    recours a la force, tant par des membres de forces de l'ordre que
    par des tierces personnes (Branko TomaÅ¡iÄ~G et autres c. Croatie,
    no 46598/06, § 62, CEDH 2009-... (extraits), mutatis mutandis,
    McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, § 161, série
    A no 324, et Kaya c. Turquie, 19 février 1998, § 105, Recueil
    1998-I). L'obligation procédurale au regard de l'article 2 exige
    aussi l'existence d'une enquête effective au plan national sur les
    allégations selon lesquelles les autorités nationales auraient commis
    des imprudences, omissions ou négligences dans la protection de la
    vie des personnes relevant de leur juridiction, lorsque ces personnes
    étaient menacées par les agissements criminels d'autrui (voir dans le
    même sens, Maiorano et autres c. Italie, no 28634/06, §§ 127-132, 15
    décembre 2009, Finucane c. Royaume-Uni, no 29178/95, §§ 67-87, CEDH
    2003-VIII, et Branko TomaÅ¡iÄ~G, précité, § 64). Le but essentiel
    de pareille enquête est d'assurer la mise en Å"uvre effective des lois
    internes qui protègent le droit a la vie. Quant a savoir quelle forme
    d'enquête est de nature a permettre la réalisation de ces objectifs,
    cela peut varier selon les circonstances (voir, entres autres, Paul
    et Audrey Edwards c. Royaume-Uni, no 46477/99, § 69, CEDH 2002-II,
    et Calvelli et Ciglio c. Italie [GC], no 32967/96, § 51, CEDH 2002-I).

    77. Pour qu'une enquête menée au sujet de la responsabilité des
    agents publics dans l'absence de prévention d'un homicide puisse
    passer pour effective, on peut considérer, d'une manière générale,
    qu'il est nécessaire que les personnes responsables de l'enquête et
    celles effectuant les investigations soient indépendantes de celles
    impliquées dans les événements (Gulec c. Turquie, 27 juillet 1998,
    §§ 81-82, Recueil 1998-IV, et Ogur c. Turquie [GC], no 21954/93, §§
    91-92, CEDH 1999-III). Cela suppose non seulement l'absence de tout
    lien hiérarchique ou institutionnel mais également une indépendance
    pratique (voir, par exemple, Ergi c. Turquie, 28 juillet 1998, §§
    83-84, Recueil 1998-IV, et les affaires nord irlandaises récentes, par
    exemple Hugh Jordan c. Royaume-Uni, no 24746/94, § 120, CEDH 2001-III,
    et Kelly et autres c. Royaume-Uni, no 30054/96, § 114, 4 mai 2001).

    78. L'enquête menée doit également être effective en ce sens
    qu'elle doit permettre de conduire a l'identification des responsables
    et a l'imposition d'une sanction (Ogur, précité, § 88). Il s'agit
    la d'une obligation non de résultat, mais de moyens. Les autorités
    doivent avoir pris les mesures qui leur étaient raisonnablement
    accessibles pour que fussent recueillies les preuves concernant la
    série des incidents (voir, par exemple, Salman c. Turquie [GC],
    no 21986/93, § 106, CEDH 2000-VII, Tanrıkulu c. Turquie [GC],
    no 23763/94, § 109, CEDH 1999-IV, et Gul c. Turquie, no 22676/93,
    § 89, 14 décembre 2000).

    Tout défaut de l'enquête propre a nuire a sa capacité d'établir
    la cause du décès de la victime ou a identifier la ou les personnes
    responsables peut faire conclure a son ineffectivité (Adalı c.

    Turquie, no 38187/97, § 223, 31 mars 2005, et Hugh Jordan, précité,
    § 127).

    79. Une exigence de célérité et de diligence raisonnables est
    implicite dans ce contexte. Une réponse rapide des autorités,
    lorsqu'il s'agit d'enquêter sur le contexte d'un assassinat, peut
    généralement être considérée comme essentielle pour préserver la
    confiance du public dans le principe de la légalité et pour éviter
    toute apparence de complicité ou de tolérance relativement a des
    actes illégaux (Batı et autres c. Turquie, nos 33097/96 et 57834/00,
    § 136, CEDH 2004-IV, Indelicado c. Italie, no 31143/96, § 37, 18
    octobre 2001, et Ozgur Kılıc c. Turquie (déc.), no 42591/98, 24
    septembre 2002). S'il peut arriver que des obstacles ou difficultés
    empêchent une enquête de progresser dans une situation particulière,
    il reste que la prompte ouverture d'une enquête par les autorités
    peut, d'une manière générale, être considérée comme capitale pour
    maintenir la confiance du public et son adhésion a l'état de droit
    et pour prévenir toute apparence de tolérance d'actes illégaux ou
    de collusion dans leur perpétration (Oneryıldız c. Turquie [GC],
    no 48939/99, § 96, CEDH 2004-XII).

    80. Pour les mêmes raisons, il doit y avoir un élément suffisant
    de contrôle public de l'enquête ou de ses résultats pour garantir
    que les responsables aient a rendre des comptes, tant en pratique
    qu'en théorie. Le degré de contrôle public requis peut varier
    d'une affaire a l'autre. Dans tous les cas, toutefois, les proches
    de la victime doivent être associés a la procédure dans la mesure
    nécessaire a la sauvegarde des intérêts légitimes de la victime
    (voir, par exemple, McKerr c. Royaume-Uni, no 28883/95, § 148,
    CEDH 2001-III).

    81. La Cour rappelle aussi que, lorsqu'elles enquêtent sur des
    incidents violents, les autorités de l'Etat ont de surcroît
    l'obligation de prendre toutes les mesures raisonnables pour
    découvrir s'il existait une motivation raciste et pour établir
    si des sentiments de haine ou des préjugés fondés sur l'origine
    ethnique ont joué un rôle dans les événements. Certes, il
    est souvent extrêmement difficile dans la pratique de prouver une
    motivation raciste. L'obligation de l'Etat défendeur d'enquêter sur
    d'éventuelles connotations racistes dans un acte de violence est une
    obligation de moyens et non de résultat ; les autorités doivent
    prendre les mesures raisonnables eu égard aux circonstances de la
    cause (Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98,
    § 160, CEDH 2005-VII).

    ii. Application au cas d'espèce

    82. La Cour constate que, a la suite de l'assassinat de Fırat Dink,
    dans la présente affaire, le parquet d'Istanbul a mené une enquête
    minutieuse et détaillée sur la manière dont les forces de l'ordre a
    Istanbul et a Trabzon avaient géré les informations qu'ils avaient
    obtenues quant a l'éventualité de cet acte criminel. Le parquet
    d'Istanbul a dévoilé une série de défaillances possibles de la
    part des forces de l'ordre et a transmis les renseignements obtenus a
    cet égard aux autorités d'enquête de deux départements, Trabzon et
    Istanbul, en précisant aussi l'identité des fonctionnaires auxquels
    il reprochait d'avoir manqué a leurs devoirs de protéger la vie
    du requérant.

    83. A l'issue des poursuites pénales déclenchées a Trabzon sur
    dénonciation du parquet d'Istanbul et sur ordre du ministère de
    l'Intérieur, la préfecture a refusé d'autoriser de traduire devant
    la justice pénale les officiers de gendarmerie en cause, a l'exception
    de deux sous-officiers. Le recours des requérants contre ce refus
    a été rejeté par la juridiction administrative, a l'issue d'un
    examen sur dossier. Ainsi le dossier de l'enquête pénale ne s'est
    soldé par aucune conclusion sur la question de savoir pourquoi les
    officiers de la gendarmerie de Trabzon, compétents pour prendre des
    mesures appropriées a la suite de la transmission des renseignements
    par les deux sous-officiers, sont restés inactifs.

    84. Par ailleurs, il ressort de la déposition de ces deux
    sous-officiers que les membres de la gendarmerie de Trabzon, sur
    ordre de leurs supérieurs, ont dÃ" faire des fausses déclarations
    aux inspecteurs qui enquêtaient sur l'affaire. La Cour estime qu'il
    s'agit d'un manquement manifeste au devoir de prendre des mesures en
    vue de recueillir des preuves concernant la série d'incidents, et
    d'une action concertée propre a nuire a la capacité de l'enquête
    d'établir la responsabilité des personnes concernées.

    85. En ce qui concerne plusieurs irrégularités et négligences
    prétendument commises par la police de Trabzon dans la prévention
    de l'assassinat, qui ont été exposées en détail par le parquet
    d'Istanbul, la Cour constate que l'ordonnance de non-lieu rendue par le
    parquet de Trabzon contient des arguments qui contredisent les autres
    faits mentionnés dans le dossier : la conclusion selon laquelle les
    policiers n'avaient pas jugé convaincants les renseignements fournis
    par E.T. est démentie par le fait que la police de Trabzon, se fondant
    justement sur ces renseignements, avait officiellement informé la
    police d'Istanbul de l'imminence de l'assassinat en cause. En outre,
    le parquet de Trabzon a expliqué le fait que la sÃ"reté de Trabzon
    n'avait pas correctement communiqué au parquet d'Istanbul l'ensemble
    des comptes rendus des écoutes téléphoniques des accusés par
    des difficultés techniques sans se livrer a un examen détaillé
    de la question. Par ailleurs, les accusations dirigées contre le
    chef de la police de Trabzon ont été classées sans suite par le
    même parquet, au motif que cette personne niait les faits qui lui
    étaient reprochés, sans aucune autre investigation approfondie. La
    Cour observe que l'enquête menée par le parquet de Trabzon au
    sujet du comportement de la police se résumait, dans son ensemble,
    plutôt a une défense des policiers soupconnés de négligences et
    d'omissions et qu'elle n'a fourni aucun élément sur la question
    de savoir pourquoi ces policiers sont restés inactifs face aux
    présumés auteurs de l'assassinat malgré plusieurs renseignements
    en leur possession.

    86. La Cour doit a présent se pencher sur l'effectivité de
    l'enquête nationale sur les omissions de la part de la police
    d'Istanbul. Alors que les inspecteurs du ministère de l'Intérieur
    ont conclu que les responsables de la police n'avaient pas pris les
    mesures qu'imposait l'urgence de la situation, aucune poursuite pénale
    n'a été déclenchée a cet égard après l'annulation par la cour
    d'appel administrative des ordonnances du conseil d'administration
    de la préfecture d'Istanbul tendant a traduire certains policiers
    devant la justice pénale. Le chef de la police a été écarté de
    l'enquête par le conseil d'administration. Finalement, la question
    de savoir pourquoi la police d'Istanbul n'a pas réagi a la menace
    pesant sur le requérant Fırat Dink, malgré les renseignements
    qu'elle détenait avant le meurtre, n'a pu être élucidée.

    87. Il est vrai que, comme souligne le Gouvernement, une action
    pénale est toujours pendante devant la cour d'assises d'Istanbul
    contre les auteurs supposés de l'attentat, tous membres d'un groupe
    ultranationaliste. Cependant, la Cour ne peut que relever qu'a ce
    jour, toutes les procédures mettant en cause la responsabilité
    des autorités officielles dans la prévention du crime ont été
    classées sans suite, a l'exception de celle engagée contre deux
    sous-officiers de Trabzon. La Cour considère que l'issue de cette
    dernière procédure n'est pas de nature a influer sur ses constats
    précédents, les poursuites pénales déclenchées contre les
    supérieurs de ces sous-officiers ayant été également éteintes.

    88. La Cour constate en outre que les accusations dirigées contre
    les officiers de la gendarmerie de Trabzon et les fonctionnaires de
    la police d'Istanbul n'ont été instruites au fond que par d'autres
    fonctionnaires, tous faisant partie de l'exécutif (la préfecture,
    le conseil d'administration), lesquels ne sont pas complètements
    indépendants des personnes impliquées dans les événements. Cette
    situation constitue en soi une faiblesse des enquêtes en cause
    (paragraphe 77 ci-dessus).

    89. La Cour note aussi que les proches parents du requérant Fırat
    Dink n'ont pas été associés aux procédures engagées contre les
    fonctionnaires de police et les officiers de la gendarmerie. Le fait
    qu'ils ont pu faire opposition devant les organes de recours, qui
    statuaient seulement sur dossier, ne saurait réparer les lacunes des
    procédures en cause s'agissant de protéger les intérêts légitimes
    des victimes.

    90. Par ailleurs, les soupcons selon lesquels l'un des chefs de la
    police aurait affiché ses opinions ultranationalistes et soutenu les
    agissements des accusés de l'assassinat ne paraissent pas avoir fait
    l'objet d'une enquête approfondie (paragraphe 43 ci-dessus). Or, les
    autorités de l'Etat auraient dÃ" diligenter pareille enquête pour
    répondre a leur obligation de prendre toutes les mesures raisonnables
    pour prévenir les actes inspirés par des motifs de haine fondée
    sur l'origine ethnique (paragraphe 81 ci-dessus).

    91. La Cour conclut que le classement sans suite des instructions
    pénales déclenchées contre les responsables de la gendarmerie et de
    la police de Trabzon ainsi que de celles de la police d'Istanbul pour
    défaillances dans la protection de la vie de Fırat Dink s'analyse en
    une méconnaissance des exigences de l'article 2 de la Convention,
    en vertu duquel une enquête effective devait être menée afin
    d'identifier et, éventuellement, de sanctionner les auteurs de
    ces manquements.

    Pour les raisons exposées ci-dessus, la Cour conclut a une violation
    de l'obligation procédurale de l'article 2 de la Convention sur
    ces points.

    92. En outre, elle rejette pour les mêmes motifs l'exception
    préliminaire du Gouvernement relative au non-épuisement des voies
    de recours internes (paragraphe 56 ci-dessus).

    93. La Cour estime au vu des constats figurant aux paragraphes 75
    et 91 et des éléments pris en compte pour arriver a ce constat,
    qu'aucune question distincte ne se pose sous l'angle des articles 6
    et 14 de la Convention.

    II. SUR LA VIOLATION ALLÃ~IGUÃ~IE DE L'ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

    94. Les requérants allèguent que le fait de déclarer Fırat
    Dink coupable de dénigrement de la turcité (Turkluk) a porté
    atteinte a sa liberté d'expression. La Cour de cassation, par son
    constat de culpabilité, en aurait fait une cible pour les groupes
    ultranationalistes, dont certains membres l'ont finalement assassiné.

    Ils soutiennent aussi que Fırat Dink a fait l'objet d'une
    discrimination fondée sur son origine ethnique arménienne, dans la
    mesure où les plaignants et les juges ont déduit sa culpabilité
    d'une interprétation de la notion de turcité (Turkluk) réservant
    l'appartenance a cette identité exclusivement aux personnes d'origine
    ethnique turque. Ils invoquent sur ces points les articles 6, 7,
    10 et 14 de la Convention. La Cour estime que ces griefs doivent
    d'abord être examinés sous l'angle de l'article10 de la Convention,
    ainsi libellé :

    Â" 1. Toute personne a droit a la liberté d'expression. Ce droit
    comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de
    communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y
    avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de
    frontière. Le présent article n'empêche pas les Etats de soumettre
    les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision a
    un régime d'autorisations.

    2. L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des
    responsabilités peut être soumis a certaines formalités, conditions,
    restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des
    mesures nécessaires, dans une société démocratique, a la sécurité
    nationale, a l'intégrité territoriale ou a la sÃ"reté publique, a
    la défense de l'ordre et a la prévention du crime, a la protection
    de la santé ou de la morale, a la protection de la réputation ou
    des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations
    confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du
    pouvoir judiciaire. Â"

    A. Sur la recevabilité

    95. Le Gouvernement fait valoir en premier lieu que, étant donné
    que la requête no 2668/07, concernant principalement les griefs sur
    la procédure pénale engagée contre Fırat Dink, a été introduite
    devant la Cour après le décès de celui-ci, les autres requérants
    ne peuvent prétendre poursuivre cette requête.

    96. La Cour observe qu'il ressort de l'examen du dossier que la
    requête no 2668/07 a été envoyée a la Cour par télécopie du
    11 janvier 2007 et que la version papier signée a été postée
    également le 11 janvier 2007, alors que Fırat Dink est décédé
    le 19 janvier 2007, soit huit jours plus tard. Il s'ensuit que cette
    exception du Gouvernement doit être rejetée.

    97. Le Gouvernement soulève ensuite une exception quant a la qualité
    de victime de Fırat Dink et a l'épuisement des voies de recours
    internes par les requérants, dans la mesure où Fırat Dink est
    décédé avant qu'une condamnation définitive ne soit prononcée a
    son encontre par le tribunal correctionnel. En fait, l'affaire qui
    a été renvoyée en première instance au terme de la procédure
    devant la Cour de cassation, a été clôturée en raison du décès
    de l'accusé.

    98. Le Gouvernement conteste aussi la possibilité pour les autres
    requérants de poursuivre la requête no 2668/07, soutenant que
    ceux-ci ne peuvent revendiquer, au nom de Fırat Dink, les droits
    non transférables concernant la liberté d'expression de ce dernier.

    99. Les requérants contestent ces exceptions et demandent a la Cour
    de les rejeter.

    100. La Cour estime que ces exceptions préliminaires soulèvent
    des questions étroitement liées a l'examen de l'existence d'une
    ingérence dans la liberté d'expression de Fırat Dink, donc aussi
    au bien-fondé des griefs formulés sur le terrain de l'article 10
    de la Convention.

    Elle reprendra donc son examen sur ce point a la lumière de sa
    conclusion quant au fond.

    101. La Cour constate par ailleurs que ces griefs ne sont pas
    manifestement mal fondés au sens de l'article 35 § 3 de la
    Convention.

    Elle relève également qu'ils ne se heurtent a aucun autre motif
    d'irrecevabilité. Il convient donc de les déclarer recevables.

    B. Sur le fond

    1. Existence d'une ingérence et/ou d'obligations positives de l'Etat

    102. Le Gouvernement soutient que Fırat Dink n'avait pas la qualité
    de victime étant donné qu'il est décédé avant qu'une condamnation
    définitive ne soit prononcée par le tribunal correctionnel. En fait,
    l'affaire, qui a été renvoyée devant la première instance au
    terme de la procédure devant la Cour de cassation a été clôturée
    en raison du décès de Fırat Dink. Celui-ci n'a donc fait l'objet
    d'aucune condamnation finale.

    103. Les requérants répliquent en faisant observer que la
    culpabilité de Fırat Dink a été confirmée quant au fond par la
    Cour de cassation et que le tribunal correctionnel ne pouvait plus
    changer cette décision. Ils soutiennent en outre que les obligations
    positives de l'Etat en matière de liberté d'expression exigeaient
    que les autorités nationales prennent toutes les mesures nécessaires
    afin d'empêcher que Fırat Dink ne soit attaqué par des tiers pour
    avoir exprimé des opinions irritantes pour ces derniers.

    104. La Cour rappelle les faits litigieux. La 9e chambre pénale de la
    Cour de cassation a confirmé le jugement de première instance quant
    au verdict de culpabilité, mais l'a infirmé quant a l'acceptation des
    tiers intervenants. Le pourvoi extraordinaire formé par le procureur
    général près la Cour de cassation contre l'arrêt de la 9e chambre
    confirmant le verdict de culpabilité prononcé a l'encontre du
    requérant a été définitivement rejeté par les chambres pénales
    réunies de la Cour de cassation. Lorsque le tribunal correctionnel
    a été de nouveau saisi de l'affaire - sans avoir la possibilité de
    modifier le verdict- Fırat Dink a été victime, très probablement
    en raison des propos qui lui avaient valu ce verdict, d'un assassinat
    attribué aux milieux ultranationalistes.

    105. Sur ce point, la Cour rappelle en premier lieu sa jurisprudence
    selon laquelle, même si les poursuites pénales sont abandonnées pour
    des motifs d'ordre procédural, lorsque le risque de se voir reconnu
    coupable et puni demeure, l'intéressé peut valablement prétendre
    avoir subi directement les effets de la législation répressive
    concernée et de ce fait, se prétendre victime d'une violation
    de la Convention (voir, parmi d'autres, Bowman c. Royaume-Uni, 19
    février 1998, § 107, Recueil 1998-I). Elle considère que Fırat
    Dink, dont la culpabilité avait été confirmée quant au fond par
    la plus haute instance pénale, demeurait a fortiori en mesure de
    se prétendre victime d'une atteinte a sa liberté d'expression,
    et ce jusqu'a son décès.

    106. Par ailleurs, la Cour considère que les griefs des requérants,
    tels qu'ils ont été formulés, ainsi que les circonstances
    particulières de l'espèce, font entrer en jeu l'obligation positive
    de l'Etat dans le cadre de l'article 10 de la Convention. Elle rappelle
    que l'exercice réel et effectif de la liberté d'expression ne dépend
    pas simplement du devoir de l'Etat de s'abstenir de toute ingérence,
    mais peut exiger des mesures positives de protection jusque dans
    les relations des individus entre eux. En effet, dans certains cas,
    l'Etat a l'obligation positive de protéger le droit a la liberté
    d'expression contre des atteintes provenant même de personnes privées
    (Ozgur Gundem c. Turquie, no 23144/93, §§ 42-46, CEDH 2000-III,
    dans lequel la Cour a déclaré que l'Etat avait une obligation
    positive de prendre des mesures d'enquête et de protection face a la
    campagne de violence et d'intimidation dont un journal ainsi que ses
    journalistes et son personnel avaient été victimes ; et Fuentes
    Bobo c. Espagne, no 39293/98, § 38, 29 février 2000, concernant
    l'obligation pour l'Etat de protéger la liberté d'expression dans
    le cadre professionnel).

    107. Quant aux circonstances particulières de l'espèce exercant un
    effet sur la qualité de victime de Fırat Dink, la Cour observe en
    premier lieu que les poursuites pénales dirigées contre lui ont
    pour origine une plainte des membres d'un groupe ultranationaliste
    qui ont affirmé s'être sentis attaqués dans leur identité de Â"
    Turcs Â" par les propos du requérant. Lorsque le parquet a intenté
    une action pénale contre Fırat Dink, le tribunal correctionnel a
    permis aux membres de ces groupes de se porter parties intervenantes
    a cette procédure pénale. En deuxième lieu, la Cour constate,
    comme le font observer les requérants, que le fait que Fırat
    Dink a été déclaré coupable en vertu de l'article 301 du code
    pénal l'a présenté aux yeux de l'opinion publique, et notamment
    vis-a-vis des groupes ultranationalistes, comme un individu insultant
    toutes les personnes d'origine turque. Enfin, la Cour rappelle que
    les auteurs présumés du meurtre de Fırat Dink appartiennent aux
    milieux ultranationalistes, pour lesquels le sujet est extrêmement
    sensible, et que les forces de l'ordre, qui avaient été clairement
    informées de la préparation de cet acte criminel, n'ont pris aucune
    mesure de nature a l'empêcher.

    108. A la lumière de ces explications, la Cour estime que la
    confirmation de la culpabilité de Fırat Dink par la Cour de
    cassation, prise isolément ou combinée avec l'absence de mesures
    protégeant celui-ci contre l'attaque des militants ultranationalistes,
    a constitué une ingérence dans l'exercice de son droit a la liberté
    d'expression protégé par le paragraphe 1 de l'article 10.

    109. Pour les mêmes motifs, la Cour rejette l'exception préliminaire
    du Gouvernement relative a l'absence de qualité de victime de Fırat
    Dink au regard de l'article 10 de la Convention ainsi que l'exception
    du non-épuisement des voies de recours internes.

    110. A la lumière des mêmes considérations, la Cour estime que
    les autres requérants ont un intérêt légitime a faire constater
    que la culpabilité de Fırat Dink a été prononcée en violation
    du droit a la liberté d'expression tel que garanti par l'article 10
    de la Convention (voir, mutatis mutandis, Dalban c. Roumanie [GC],
    no 28114/95, § 39, CEDH 1999-VI, et Nölkenbockhoff c. Allemagne, 25
    aoÃ"t 1987, § 32-33, série A no 123). Elle rejette donc l'exception
    du Gouvernement contestant la possibilité pour les requérants,
    autres que Fırat Dink, de poursuivre la requête no 2668/07.

    2. Sur le caractère justifié de l'ingérence

    111. Pareille ingérence (verdict de culpabilité pour dénigrement de
    la turcité (Turkluk), prise isolément ou combinée avec l'absence
    des mesures nécessaires pour protéger la vie de l'intéressé,
    enfreindrait l'article 10, sauf si elle remplissait les exigences
    du paragraphe 2 de cette disposition. Il reste donc a déterminer
    si l'ingérence était Â" prévue par la loi Â", inspirée par un ou
    des buts légitimes au regard de ce paragraphe et Â" nécessaire dans
    une société démocratique Â" pour les atteindre.

    a) Â" Prévue par la loi Â"

    112. Les requérants soutiennent que la portée extraordinairement
    flexible du terme Â" Turkluk (turcité) Â" auquel se référait le
    code pénal turc a ôté toute accessibilité et prévisibilité
    au droit national. Ils font valoir aussi que la Cour de cassation a
    interprété cette expression comme incluant toutes les valeurs des
    personnes d'origine ethnique turque, ce qui était en contradiction
    avec la notion de Â" Turc Â" prévue par la Constitution, qui englobe
    tous les ressortissants turcs sans distinction d'origine ethnique ou
    de religion.

    113. Le Gouvernement fait observer que l'infraction pénale en question
    était clairement prévue par l'article 159 de l'ancien code pénal
    et par l'article 301 du code pénal actuel, entré en vigueur en juin
    2005. Selon lui, Fırat Dink, journaliste expérimenté, était en
    mesure de prévoir a un degré raisonnable qu'il risquait de faire
    l'objet de poursuites pénales en vertu de cette disposition du
    code pénal.

    114. La Cour rappelle que les mots Â" prévue par la loi Â", au sens
    de l'article 10 § 2, impliquent d'abord que la mesure incriminée
    ait une base en droit interne, mais ils ont trait aussi a la qualité
    de la loi en cause : ils exigent l'accessibilité de celle-ci a la
    personne concernée, qui de surcroît doit pouvoir en prévoir les
    conséquences pour elle, et sa compatibilité avec la prééminence
    du droit (voir, parmi beaucoup d'autres, Muller et autres c. Suisse,
    24 mai 1988, § 29, série A no 133, Ezelin c. France, 26 avril 1991,
    § 45, série A no 202, et Margareta et Roger Andersson c. Suède,
    25 février 1992, § 75, série A no 226-A).

    115. La question de savoir si la première condition se trouve remplie
    en l'occurrence ne prête pas a controverse. En effet, nul ne conteste
    que les mesures en cause avaient une base légale, a savoir l'article
    301 du nouveau code pénal tel qu'en vigueur a l'époque des faits,
    qui avait repris les termes de l'article 159 de l'ancien code pénal et
    qui réprimait, entre autres, le dénigrement de la turcité (Turkluk).

    116. Se pose alors la question de savoir si la portée assez large
    du terme Â" Turkluk (turcité) Â" peut réduire, comme le suggèrent
    les requérants, l'accessibilité et la prévisibilité des normes
    juridiques en cause. Dans la mesure où la Cour de cassation
    aurait interprété cette expression comme incluant les valeurs
    et coutumes des seules personnes d'origine ethnique turque, ce qui
    serait en contradiction avec la notion de Â" Turc Â" figurant dans la
    Constitution, qui inclut tous les ressortissants turcs sans distinction
    d'origine ethnique ou de religion, la Cour considère que de sérieux
    doutes pourraient surgir quant a la prévisibilité pour le requérant
    Fırat Dink de son incrimination en vertu de l'article 301 du code
    pénal. Cependant, eu égard a la conclusion a laquelle elle parvient
    quant a la nécessité de l'ingérence (paragraphe 136 ci-dessous),
    la Cour juge qu'il ne s'impose pas ici de trancher cette question.

    b) Â" But légitime Â"

    117. Pour le Gouvernement, l'ingérence litigieuse visait au moins
    le but légitime du maintien de l'ordre public. Les requérants
    contestent ce point.

    118. La Cour considère d'emblée qu'un manquement a la protection
    de la vie du requérant Fırat Dink, journaliste menacé pour
    avoir exprimé ses opinions, ne pourrait répondre a aucun but
    légitime. Il ressort cependant de l'arrêt de la Cour de cassation
    que le législateur et les juridictions pénales turques estiment
    qu'un discrédit jeté sur des institutions de la République peut
    constituer une menace pour l'ordre public. En ce qui concerne
    le verdict de culpabilité prononcé sur cette base contre
    l'intéressé, la Cour a de profondes hésitations quant au point
    de savoir si le but d'empêcher qu'un discrédit ne soit jeté sur
    les organes de l'Etat relève de la Â" défense de l'ordre public Â"
    en l'absence d'incitation de la part du requérant a l'usage de la
    violence. Cependant, la Cour estime que cette question est étroitement
    liée a l'examen de la nécessité de l'ingérence (paragraphe 119
    et suite ci-dessous).

    c) Â" Nécessaire dans une société démocratique Â"

    119. Il reste a déterminer si cette ingérence était Â" nécessaire
    Â", pour atteindre pareils buts.

    i. Les parties

    120. Les requérants soutiennent que les sujets traités par Fırat
    Dink dans les articles litigieux relevaient des questions d'intérêt
    public.

    Selon eux, les juridictions pénales auraient dÃ" prendre en
    considération l'ensemble des écrits en cause ainsi que la
    personnalité de Fırat Dink et constater que ce dernier avait
    toujours agi pour les relations amicales entre les Turcs et les
    Arméniens. Selon les requérants, il n'y a rien de plus normal qu'un
    journaliste renommé, appartenant a une minorité reconnue par le
    traité international de Lausanne, se prononce sur les questions
    d'identité des membres de cette minorité. Créer un climat
    démocratique dans lequel les membres d'une minorité se prononcent
    sur leurs problèmes quotidiens devrait être l'une des obligations
    positives de l'Etat en matière de liberté d'expression. Or, les
    organes de l'Etat, en poursuivant et condamnant Fırat Dink pour
    dénigrement de la turcité (Turkluk), auraient envoyé un message
    aux milieux ultranationalistes selon lequel les membres de minorités
    discutant de ces questions étaient des ennemis de l'Etat. Ce message,
    clairement recu par les milieux ultranationalistes, aurait entraîné
    l'assassinat de Fırat Dink.

    121. Le Gouvernement estime que les propos tenus par le requérant dans
    la série d'articles en cause s'analysaient en un discours de haine,
    dans la mesure où les juridictions pénales les ont jugés comme
    dénaturant, humiliant et méprisant la turcité (Turkluk). Réprimer
    les discours de haine, fondés sur une discrimination entre les
    origines ethniques ou religieuses, correspondrait a un besoin social
    impérieux et serait nécessaire dans une société démocratique.

    122. Le Gouvernement soutient en outre que l'obligation positive de
    l'Etat en matière de liberté d'expression ne s'appliquerait pas aux
    discours de haine ou aux actes portant atteinte a l'ordre public. Au
    contraire, réprimer le discours de haine et prévoir des systèmes
    de protection des victimes de ce type de discours feraient partie
    des devoirs de l'Etat découlant des textes internationaux, notamment
    des résolutions du comité des ministres du Conseil de l'Europe.

    ii. Principes généraux

    123. La Cour rappelle que la liberté d'expression constitue l'un des
    fondements essentiels d'une société démocratique. Sous réserve
    du paragraphe 2 de l'article 10, la liberté d'expression vaut non
    seulement pour les Â" informations Â" ou les Â" idées Â" accueillies
    avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes,
    mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l'Etat
    ou une fraction quelconque de la population (Prager et Oberschlick c.

    Autriche, 26 avril 1995, § 38, série A no 313, Castells c. Espagne,
    23 avril 1992, § 42, série A no 236, Handyside c. Royaume-Uni,
    7 décembre 1976, § 49, série A no 24, et Jersild c. Danemark,
    23 septembre 1994, § 37, série A no 298).

    124. La presse joue un rôle éminent dans une société démocratique
    : si elle ne doit pas franchir certaines limites, tenant notamment
    a la protection de la réputation, il lui incombe néanmoins de
    communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités,
    des informations et des idées sur toutes les questions d'intérêt
    général (De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 37,
    Recueil 1997-I). La liberté journalistique comprend aussi le recours
    possible a une certaine dose d'exagération, voire même de provocation
    (Prager et Oberschlick, précité, § 38).

    125. D'une manière générale, la Â" nécessité Â" d'une quelconque
    restriction a l'exercice de la liberté d'expression doit se trouver
    établie de manière convaincante. Certes, il revient en premier lieu
    aux autorités nationales d'évaluer s'il existe un Â" besoin social
    impérieux Â" susceptible de justifier cette restriction, exercice
    pour lequel elles bénéficient d'une certaine marge d'appréciation.

    Lorsqu'il y va de la presse, comme en l'espèce, le pouvoir
    d'appréciation national se heurte a l'intérêt de la société
    démocratique a assurer et a maintenir la liberté de la presse. De
    même, il convient d'accorder un grand poids a cet intérêt lorsqu'il
    s'agit de déterminer, comme l'exige le paragraphe 2 de l'article 10,
    si la restriction était proportionnée au but légitime poursuivi
    (Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 45, CEDH 1999-I).

    126. La Cour n'a point pour tâche, lorsqu'elle exerce ce contrôle,
    de se substituer aux juridictions nationales, mais de vérifier sous
    l'angle de l'article 10 les décisions qu'elles ont rendues en vertu de
    leur pouvoir d'appréciation. Pour cela, la Cour doit considérer l'Â"
    ingérence Â" litigieuse a la lumière de l'ensemble de l'affaire pour
    déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales
    pour la justifier apparaissent Â" pertinents et suffisants Â"
    (voir, parmi de nombreux précédents, Goodwin c. Royaume-Uni,
    27 mars 1996, § 40, Recueil 1996-II). Ce faisant, la Cour doit se
    convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles
    conformes aux principes consacrés a l'article 10 et ce, de surcroît,
    en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents
    (Ceylan c. Turquie [GC], no 23556/94, § 32, CEDH 1999-IV).

    iii. Appréciation des faits et application des principes généraux
    en l'espèce

    127. Les propos litigieux du requérant Fırat Dink faisaient partie
    d'une série d'articles concernant les questions d'identité de la
    diaspora arménienne. Cette série, publiée dans un journal bilingue
    turco-arménien, a pris la forme d'une réflexion sur les événements
    historiques concernant les Arméniens, notamment ceux de 1915, ainsi
    que d'un discours politique, aussi bien par son contenu que par les
    termes utilisés, dans la mesure où elle proposait des solutions
    pour les membres de la diaspora afin de redéfinir leur identité.

    128. La Cour relève en premier lieu que, comme l'a indiqué le
    procureur général près la Cour de cassation dans son pourvoi
    dans l'intérêt de la loi, l'examen de l'ensemble de la série
    d'articles dans laquelle le requérant avait utilisé l'expression
    contestée fait clairement apparaître que ce qu'il qualifiait de Â"
    poison Â" était la Â" perception du Turc Â" chez les Arméniens,
    ainsi que le caractère Â" obsessionnel Â" de la démarche de la
    diaspora arménienne visant a faire reconnaître par les Turcs que
    les événements de 1915 constituaient un génocide. Elle constate
    que Fırat Dink soutenait que cette obsession, qui faisait que
    les Arméniens se sentaient toujours Â" victimes Â", envenimait
    la vie des membres de la diaspora arménienne et les empêchait de
    développer leur identité sur des bases saines. La Cour en déduit,
    contrairement a la thèse du Gouvernement, que ces affirmations, qui
    ne visaient en rien Â" les Turcs Â", ne sauraient être assimilées
    a un discours de haine.

    129. La Cour observe que la Cour de cassation est parvenue a une
    autre conclusion, a savoir que l'expression Â" poison Â" utilisée
    par Fırat Dink désignait le Â" sang turc Â". Pour ce faire, la Cour
    de cassation s'est fondée sur d'autres affirmations du requérant
    : Fırat Dink avait aussi utilisé dans son analyse concernant les
    relations turco-arméniennes des termes comme Â" paranoïa Â" et Â"
    traumatisme Â" ; il avait également affirmé qu'il Â" n'[était]
    pas trop tôt pour laisser chacun seul face a sa conscience Â" et que
    le fait d'Â" accepter ou non la réalité [du génocide] rel[evait]
    essentiellement de la conscience de chacun, [qui trouvait] son origine
    dans notre identité humaine et nos valeurs communes d'humanité Â"
    ; finalement Fırat Dink avait conclu que Â" ceux qui acceptent la
    réalité purifient notamment leur humanité Â".

    130. Afin de voir comment la Cour de cassation a conclu, a partir de
    ces faits, a l'établissement d'un Â" dénigrement de la turcité
    (Turkluk) Â" de la part de Fırat Dink, la Cour examinera de
    quelle manière la Cour de cassation a interprété cette dernière
    expression.

    Elle relève que selon la Cour de cassation, la turcité (Turkluk)
    se référait a l'un des éléments de constitutifs de l'Etat,
    l'élément humain, c'est a dire a la Â" nation turque Â". En effet,
    la turcité (Turkluk) serait Â" l'ensemble des valeurs nationales et
    morales, composées des valeurs humaines, religieuses et historiques
    ainsi que de la langue nationale, des sentiments nationaux et des
    traditions nationales Â".

    131. La Cour constate que la facon dont la Cour de cassation a
    interprété la notion de turcité (Turkluk) dans le cadre de la
    présente affaire a eu un double effet du point de vue des intérêts
    que l'article 301 du code pénal turc (ou l'article 159 de l'ancien
    code pénal) tendait a sauvegarder. Premièrement, se rapportant a
    la Â" nation turque Â", donc a l'un des éléments constitutifs de
    l'Etat, la turcité (Turkluk) s'apparentait a l'Etat lui-même, tel
    qu'il se matérialise concrètement dans la politique menée par son
    Gouvernement et dans les actes de ses institutions. Deuxièmement,
    en limitant la Â" turcité (Turkluk) Â" a l'appartenance religieuse,
    historique et linguistique traditionnelle turque, la définition
    donnée par la Cour de cassation a exclu toute minorité religieuse,
    linguistique ou ethnique, reconnue ou non par les traités
    internationaux, de la définition de la turcité (Turkluk).

    132. La Cour observe qu'interprétées de cette facon, les notions
    de turcité (Turkluk) ou de nation turque devenaient pour la Cour de
    cassation les symboles de la politique concrète des institutions de
    l'Etat sur un point précis, celui de l'identité de la minorité
    arménienne. Dès lors, toute critique dirigée contre cette
    politique ou, en d'autres termes, contre la thèse officielle a
    ce sujet pourrait passer pour avoir Â" dénaturé, dévalorisé ou
    méprisé Â" la turcité (Turkluk) ou la nation turque. A la lumière
    de ces observations, la Cour constate que, dans la présente affaire,
    la Cour de cassation, en déclarant le requérant coupable pour ses
    propos, l'a sanctionné indirectement pour avoir critiqué le fait
    que les institutions de l'Etat nient la thèse de génocide quant
    aux incidents de 1915.

    133. La Cour rappelle toutefois que l'article 10 § 2 de la Convention
    ne laisse guère de place pour des restrictions a la liberté
    d'expression dans le domaine du discours politique ou de questions
    d'intérêt général (Wingrove c Royaume-Uni, 25 novembre 1996, §
    58, Recueil 1996-V, et Seher KarataÅ~_ c. Turquie, no 33179/96, § 37,
    9 juillet 2002). De plus, les limites de la critique admissible sont
    plus larges a l'égard du gouvernement que d'un simple particulier,
    ou même d'un homme politique. En outre, la position dominante
    que le Gouvernement occupe lui commande de faire preuve de retenue
    dans l'usage de la voie pénale, surtout s'il y a d'autres moyens de
    répondre aux attaques et critiques injustifiées de ses adversaires
    (Incal c. Turquie, 9 juin 1998, § 54, Recueil 1998-IV). Enfin,
    la où les propos litigieux incitent a l'usage de la violence a
    l'égard d'un individu, d'un représentant de l'Etat ou d'une partie
    de la population, les autorités nationales jouissent d'une marge
    d'appréciation plus large dans leur examen de la nécessité d'une
    ingérence dans l'exercice de la liberté d'expression (Ceylan,
    précité, § 34).

    134. La Cour observe cependant que la série d'articles en question,
    lue dans son ensemble, n'incite ni a l'usage de la violence, ni a la
    résistance armée, ni au soulèvement, ce qui, a ses yeux, est un
    élément essentiel a prendre en considération.

    135. Même si cet élément n'est pas déterminant, la Cour
    prend aussi en compte le fait que Fırat Dink s'exprimait en sa
    qualité de journaliste et rédacteur en chef d'un journal bilingue
    turco-arménien, traitant de questions relatives a la minorité
    arménienne, dans le cadre de son rôle d'acteur de la vie politique
    turque. Lorsque Fırat Dink exprimait son ressentiment face aux
    attitudes qu'il considérait comme une négation des incidents de
    1915, il ne faisait que communiquer ses idées et opinions sur une
    question relevant incontestablement de l'intérêt général dans
    une société démocratique.

    La Cour considère qu'il est primordial dans une telle société que
    le débat engagé relatif a des faits historiques d'une particulière
    gravité puisse se dérouler librement (voir, mutatis mutandis,
    Giniewski c. France, no 64016/00, § 51, CEDH 2006-I). Elle a par
    ailleurs eu l'occasion de noter que Â" la recherche de la vérité
    historique fait partie intégrante de la liberté d'expression Â"
    et Â" qu'il ne lui revient pas d'arbitrer Â" une question historique
    de fond qui relève d'un débat public toujours en cours (voir,
    mutatis mutandis, Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 69,
    CEDH 2004-VI). De plus, selon la Cour, les articles rédigés par
    Fırat Dink n'avaient aucun caractère Â" gratuitement offensant Â",
    ni injurieux et ils n'incitaient ni a l'irrespect ni a la haine.

    136. Il s'ensuit que le fait de déclarer Fırat Dink coupable pour
    dénigrement de la turcité (Turkluk) ne correspondait a aucun
    Â" besoin social impérieux Â", l'une des principales conditions
    justifiant la nécessité d'une ingérence a la liberté d'expression
    dans une société démocratique.

    iv. Obligations positives de l'Etat

    137. En réponse aux griefs des autres requérants selon lesquels le
    verdict de culpabilité aurait désigné Fırat Dink comme une cible
    pour les groupes ultranationalistes, qui l'ont finalement assassiné,
    la Cour réitère ses considérations concernant les obligations
    positives de l'Etat en matière de liberté d'expression (paragraphe
    106 ci-dessus). Elle estime aussi que les obligations positives en la
    matière impliquent, entre autres, que les Etats sont tenus de créer,
    tout en établissant un système efficace de protection des auteurs
    ou journalistes, un environnement favorable a la participation aux
    débats publics de toutes les personnes concernées, leur permettant
    d'exprimer sans crainte leurs opinions et idées, même si celles-ci
    vont a l'encontre de celles défendues par les autorités officielles
    ou par une partie importante de l'opinion publique, voire même sont
    irritantes ou choquantes pour ces dernières.

    138. Dans ce contexte, la Cour réitère ses constats concernant les
    circonstances particulières de l'affaire exercant un effet sur la
    qualité de victime du requérant Fırat Dink, tels qu'exposées au
    paragraphe 107 ci-dessus. Elle estime que, dans ces circonstances,
    le manquement des forces de l'ordre a leur devoir de protéger
    la vie de Fırat Dink contre l'attaque des membres d'un groupe
    ultranationaliste (paragraphe 75 ci-dessus), ajouté au verdict de
    culpabilité prononcé par les juridictions pénales en l'absence
    de tout besoin social impérieux (paragraphe 136 ci-dessus), a aussi
    entraîné, de la part du Gouvernement, un manquement a ses obligations
    positives au regard de la liberté d'expression de ce requérant.

    v. Conclusions quant a la liberté d'expression de Fırat Dink

    139. A la lumière de ces considérations, la Cour conclut que la
    confirmation du verdict de culpabilité pris a l'encontre de Fırat
    Dink par les juridictions pénales, pris isolément ou combiné avec
    l'absence de mesures protégeant celui-ci contre l'attaque fatale des
    militants ultranationalistes, a constitué une atteinte injustifiée
    a son droit a la liberté d'expression.

    Il y a donc eu violation de l'article 10 de la Convention.

    140. Eu égard a l'argumentation développée devant elle et a la
    conclusion de violation a laquelle elle est parvenue au titre de
    l'article 10 de la Convention, la Cour estime que les griefs au
    regard des articles 6, 7 et 14 ne posent pas de problèmes de fait
    et de droit nécessitant un examen séparé.

    III. SUR LA VIOLATION ALLÃ~IGUÃ~IE DE L'ARTICLE 13 DE LA CONVENTION
    COMBINÃ~I AVEC L'ARTICLE 2

    141. L'article 13 de la Convention dispose :

    Â" Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...)
    Convention ont été violés a droit a l'octroi d'un recours effectif
    devant une instance nationale, alors même que la violation aurait
    été commise par des personnes agissant dans l'exercice de leurs
    fonctions officielles. Â"

    142. La Cour constate que ce grief n'est pas manifestement mal fondé
    au sens de l'article 35 § 3 de la Convention et qu'il ne se heurte a
    aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer
    recevable.

    143. La Cour rappelle que cette disposition exige que l'ordre
    interne offre un recours effectif habilitant l'instance nationale
    a connaître du contenu d'un grief défendable fondé sur la
    Convention (Z et autres c. Royaume-Uni [GC], no 29392/95, § 108,
    CEDH 2001-V). L'objet de cette disposition est de fournir un moyen au
    travers duquel les justiciables puissent obtenir, au niveau national,
    le redressement approprié des violations de leurs droits garantis
    par la Convention, avant d'avoir a mettre en Å"uvre le mécanisme
    international de plainte devant la Cour (KudÅ~Ba c. Pologne [GC],
    no 30210/96, § 152, CEDH 2000-XI).

    144. Pour ce qui est des affaires concernant les griefs tirés de
    l'article 2, la notion de recours effectif au sens de l'article 13
    implique, outre le versement d'une indemnité la où il convient,
    des investigations approfondies et effectives propres a conduire a
    l'identification et a la punition des responsables et comportant un
    accès effectif de la famille a la procédure d'enquête. Vues sous cet
    angle, les exigences de l'article 13 vont plus loin que l'obligation
    procédurale de mener une enquête effective imposée par l'article 2
    (Kaya, précité, § 107). La Cour peut donc être amenée a conclure
    qu'un requérant a été privé d'un recours effectif si celui-ci n'a
    pas eu la possibilité de voir établir les responsabilités pour les
    faits dénoncés et, par conséquent, de réclamer une réparation
    appropriée, que ce soit en se constituant partie intervenante dans
    une procédure pénale ou en saisissant les juridictions civiles
    ou administratives.

    Autrement dit, il existe un rapport procédural concret et étroit
    entre l'enquête pénale et les recours dont disposent ces requérants
    dans l'ensemble de l'ordre juridique (Oneryıldız, précité, § 148).

    145. Eu égard a ses conclusions relatives au grief tiré de l'article
    2, la Cour ne peut que conclure au caractère Â" défendable Â" de
    celui-ci aux fins de l'article 13. Les requérants auraient donc dÃ"
    pouvoir exercer des recours effectifs en théorie comme en pratique,
    c'est-a-dire susceptibles de mener a l'identification et a la sanction
    des responsables des omissions et négligences dans la protection de
    la vie de Fırat Dink et a l'octroi d'une indemnité.

    L'absence d'une enquête pénale effective quant aux évènements
    susmentionnés amène donc la Cour a constater également une
    violation de l'article 13 de la Convention combiné avec l'article
    2 de celle-ci, les requérants ayant été ainsi privés de l'accès
    a d'autres recours théoriquement disponibles, tels qu'une action en
    dommages-intérêts (Kamer Demir et autres c. Turquie, no 41335/98,
    §§ 52-55, 19 octobre 2006).

    IV. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    146. Aux termes de l'article 41 de la Convention,

    Â" Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de
    ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante
    ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette
    violation, la Cour accorde a la partie lésée, s'il y a lieu, une
    satisfaction équitable. Â"

    A. Dommage

    147. Les requérants réclament, au titre du préjudice moral qu'ils
    auraient subi, 500 000 euros (EUR) pour la violation de la liberté
    d'expression de Fırat Dink et 500 000 EUR pour le manquement
    a protéger sa vie. Ils font observer que tous les membres de la
    famille souffrent du fait que, par le verdict de culpabilité en cause,
    Fırat Dink a été exposé a l'opinion publique comme l'ennemi des
    Turcs et l'auteur d'un acte xénophobe, ce contre quoi l'intéressé
    avait précisément lutté toute sa vie.

    148. Le Gouvernement estime ces montants excessifs et injustifiés.

    149. La Cour rappelle qu'elle a conclu que les autorités n'avaient
    pas suffisamment protégé la vie de Fırat Dink contre une attaque
    fatale des ultranationalistes alors qu'elles en étaient informées,
    contrairement a l'obligation matérielle imposée par l'article 2
    (paragraphe 75 ci-dessus), qu'elles n'avaient pas procédé a une
    enquête ou offert de recours effectifs concernant les négligences
    des autorités quant a la protection de la vie de Fırat Dink, au
    mépris de l'obligation procédurale imposée par l'article 2 de la
    Convention (paragraphe 91 ci-dessus) et contrairement a l'article
    13 (paragraphe 146 ci-dessus), et que la confirmation du verdict de
    culpabilité rendu a l'égard de Fırat Dink pour dénigrement de la
    turcité (Turkluk), prise isolément ou combinée avec l'absence de
    mesures protégeant celui-ci contre l'assassinat organisé par des
    militants ultranationalistes, avait constitué une violation de sa
    liberté d'expression, contrairement a l'article 10 de la Convention
    (paragraphe 139 ci-dessus).

    150. Dans les circonstances de l'espèce, elle juge approprié
    d'octroyer conjointement aux requérants Rahil Dink, Delal Dink,
    Arat Dink et Sera Dink 100 000 EUR. Par ailleurs, la Cour octroie au
    requérant Hasrof Dink 5 000 EUR.

    B. Frais et dépens

    151. Les requérants demandent également 84 150 EUR au titre des
    honoraires d'avocats, correspondant a 255 heures de travail devant
    les juridictions internes et devant la Cour pour l'ensemble des cinq
    requêtes. Ils sollicitent, justificatifs détaillés a l'appui, 3
    595 EUR au titre de frais divers. Ils font observer que le contrat
    d'avocat qu'ils ont signé avec leurs avocats contient une clause
    selon laquelle les avocats recevront une somme équivalente a 15 %
    du dédommagement que la Cour pourrait accorder aux requérants.

    152. Le Gouvernement juge les honoraires excessifs et abusifs, et
    fait valoir qu'il y a lieu de tenir compte du barème applicable au
    barreau d'Istanbul.

    153. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir
    le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se
    trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère
    raisonnable de leur taux. En l'espèce, compte tenu des documents
    en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour estime
    raisonnable d'octroyer aux requérants la somme de 28 595 EUR, tous
    frais confondus.

    C. Intérêts moratoires

    154. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts
    moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de
    la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

    PAR CES MOTIFS, LA COUR, Ã~@ L'UNANIMITÃ~I,

    1. Joint au fond les exceptions préliminaires du Gouvernement et
    les rejette ;

    2. Déclare les requêtes recevables ;

    3. Dit qu'il y a eu violation de l'article 2 de la Convention sous
    son volet matériel ;

    4. Dit qu'il y a eu violation de l'article 2 de la Convention sous
    son volet procédural ;

    5. Dit qu'il y a eu violation de l'article 10 de la Convention ;

    6. Dit qu'il y a eu violation de l'article 13 combiné avec l'article
    2 de la Convention ;

    7. Dit qu'il n'y a pas lieu d'examiner les griefs tirés des articles
    6, 7 et 14 de la Convention ;

    8. Dit

    a) que l'Etat défendeur doit verser, dans les trois mois a compter
    du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément a l'article
    44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes a convertir en livres
    turques au taux applicable a la date du règlement :

    i. 100 000 EUR (cent mille euros) conjointement aux requérants
    Rahil Dink, Delal Dink, Arat Dink et Sera Dink et 5 000 EUR (cinq
    mille euros) au requérant Hasrof Dink, pour dommage moral, plus tout
    montant pouvant être dÃ" a titre d'impôt ;

    ii. 28 595 EUR (vingt huit mille cinq cent quatre-vingt-quinze euros)
    pour frais et dépens aux requérants conjointement, plus tout montant
    pouvant être dÃ" a titre d'impôt par eux ;

    b) qu'a compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement,
    ces montants seront a majorer d'un intérêt simple a un taux égal
    a celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale
    européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois
    points de pourcentage ;

    9. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

    Fait en francais, puis communiqué par écrit le 14 septembre 2010,
    en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

    Stanley Naismith Francoise Tulkens Greffier Présidente

    Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 §
    2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé de l'opinion
    séparée du juge Sajó a laquelle se joint la juge Tsotsoria.

    F.T S.H.N.

    OPINION CONCORDANTE DE M. LE JUGE SAJO Ã~@ LAQUELLE MME LA JUGE
    TSOTSORIA DÃ~ICLARE SE RALLIER

    (Traduction)

    Je souscris a la conclusion de la Cour selon laquelle il y a eu en
    l'espèce violation du droit a la vie et a la liberté d'expression de
    Fırat Dink ; je parviens cependant a cette conclusion en me fondant
    sur des considérations qui diffèrent quelque peu de celles qui ont
    présidé au raisonnement de l'arrêt.

    A. Quant a la qualité de victime et aux obligations de l'Etat -
    Article 10

    Il ressort du paragraphe 106 de l'arrêt que la qualité de victime de
    M. Dink est liée aux obligations positives de l'Etat qui visent la
    protection de la liberté d'expression. Le raisonnement semble être
    le suivant : l'assassinat de M. Dink serait lié a sa condamnation, et
    donc le manquement par l'Etat aux obligations positives lui incombant
    au titre de l'article 10 a engendré la qualité de victime. Pour les
    raisons que je développe ci-après, je ne pense pas qu'il existe
    des obligations positives découlant spécifiquement de l'article
    10 en l'espèce, ni que la Cour avait besoin de ce raisonnement pour
    rejeter l'exception du Gouvernement concernant la qualité de victime
    du requérant. Le Gouvernement fait valoir que l'affaire qui a été
    renvoyée en première instance au terme de la procédure devant la
    Cour de cassation a été close en raison du décès de l'accusé.

    Or M. Dink est bien victime, premièrement parce que l'arrêt par
    lequel la Cour de cassation a reconnu le requérant coupable devait
    être exécuté par le tribunal de première instance. Dès lors, il
    revêtait un caractère définitif. Deuxièmement, le Gouvernement ne
    saurait se fonder sur un fait (le décès) résultant d'un manquement
    par l'Etat a son obligation positive de protéger la vie du requérant
    en vertu de l'article 2.

    La Cour exprime l'avis que l'Etat avait l'obligation positive de
    protéger un journal ou un journaliste. Selon les paragraphes 107-108
    de l'arrêt, le meurtre de Fırat Dink découlerait en partie de
    l'arrêt de la Cour de cassation et en partie de l'autorisation
    accordée a des groupes ultranationalistes de se porter parties
    intervenantes a cette procédure pénale. Et la Cour en conclut que
    Â" la confirmation de la culpabilité de Fırat Dink par la Cour de
    cassation, prise isolément ou combinée avec l'absence de mesures
    protégeant celui-ci contre l'attaque des militants ultranationalistes,
    a constitué une ingérence dans l'exercice de son droit a la liberté
    d'expression protégé par le paragraphe 1 de l'article 10 Â". Or la
    question n'est pas la violation de l'article 10 mais la qualité de
    victime de M. Dink, que le Gouvernement conteste en faisant valoir
    que l'arrêt de cassation n'a pas eu de suites.

    L'approximation avec laquelle la Cour lie la violation de
    l'article 10, et même de l'article 2, aux activités des groupes
    Â" ultranationalistes Â" me dérange quelque peu. Voici les faits
    établis par elle : des manifestations et des lettres de menace a
    la suite de l'article concernant la fille d'Ataturk sont imputables
    a des militants ultranationalistes. Cependant, rien n'indique que
    ces manifestations avaient un caractère illégal ou intimidant. Une
    autre manifestation, tout a fait légale, dirigée contre Fırat Dink
    fut suivie d'une plainte déposée par un membre du même groupe, et
    des membres de mouvements ultranationalistes manifestèrent durant
    le procès. Trois ans plus tard, six mois après sa condamnation,
    Fırat Dink fut tué par un militant ultranationaliste. Les militants
    ultranationalistes qui avaient participé aux manifestations a
    l'encontre de Fırat Dink sont-ils les mêmes, au moins en partie,
    que ceux qui ont fomenté son assassinat ? De plus, nul ne sait s'il
    y a un ou plusieurs groupes derrière ces diverses actions distinctes.

    Pour déterminer la qualité de victime de Fırat Dink, la Cour a tenu
    compte du fait que l'arrêt de cassation avait présenté l'intéressé
    aux yeux de l'opinion publique, et notamment vis-a-vis des groupes
    ultranationalistes, comme un individu insultant toutes les personnes
    d'origine turque. Mais le complot visant son assassinat remontait
    déja a 2006 au moins (paragraphe 33 de l'arrêt), et la police en
    avait connaissance. La relation entre la planification du crime et
    la condamnation d'une part, et la phase préparatoire du complot et
    le meurtre lui-même d'autre part, n'est pas clarifiée. Je ne peux
    conclure que la condamnation est en partie a l'origine de l'assassinat,
    et encore moins qu'elle fait partie de la violation des obligations
    positives de l'Etat de protéger la presse.

    En outre, je ne peux souscrire a l'interprétation qui est faite dans
    le présent arrêt des obligations positives de l'Etat de protéger
    la liberté d'expression et de créer un environnement favorable a la
    participation aux débats publics de toutes les personnes concernées.

    Je partage les préoccupations exprimées par la majorité relativement
    aux attaques et manÅ"uvres d'intimidation dirigées contre les
    journalistes. Toutefois, dans les circonstances particulières de
    l'affaire, les actes privés en cause (manifestations, constitution
    de parties intervenantes) étaient légales. Etant donné qu'elles ont
    eu lieu après la parution des articles litigieux, elles ne pouvaient
    aboutir a aucune mesure de censure. Bien entendu, l'Etat doit mettre en
    place un système permettant une protection effective de la liberté
    d'expression. En outre les autorités doivent prendre des mesures de
    protection spécifiques face a des actes de harcèlement émanant de
    personnes privées et dirigées contre les activités de presse (voir
    l'arrêt Ozgur Gundem c. Turquie, no 23144/93, CEDH 2000-III). Mais
    lorsqu'il s'agit des obligations positives au regard de l'article 10,
    il faut toujours se garder de ne pas verser dans le paternalisme. Au
    côté positif de la protection de la presse peuvent correspondre
    des restrictions a la liberté d'expression. Par exemple, toute
    critique de la presse peut occasionner des mesures de protection
    avantageant la presse (la plupart du temps, évidemment, la presse
    pro-gouvernementale). Les abus de l'Etat sont souvent commis au nom
    des obligations positives. Dans le contexte de l'article 10, ces
    obligations doivent être liées a des activités journalistiques
    spécifiques. Lorsque la vie de journalistes est menacée, le devoir
    de protection se confond avec les obligations positives de l'Etat au
    regard de l'article 2, lesquelles ont un contenu spécifique a deux
    égards :

    - de même que les crimes ayant une motivation raciste appellent
    des devoirs spéciaux en matière d'enquête (Natchova et autres
    c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, CEDH 2005-VII), un meurtre
    motivé par le souhait de réduire un journaliste au silence devrait
    également impliquer des obligations spéciales d'investigations
    comparables, selon les principes exposés dans l'affaire Å eÄ~MiÄ~G
    c. Croatie (no 40116/02, CEDH 2007-VI, qui concernait une agression
    a caractère raciste.

    - quant aux mesures préventives a prendre, j'estime que toute menace
    d'atteinte a l'intégrité physique de journalistes est a prendre
    au sérieux et sa réalité doit être présumée. Le journaliste
    qui en fait l'objet doit bénéficier de la part des autorités d'un
    degré élevé de protection, eu égard a la probabilité que cette
    menace soit mise a exécution et a l'intérêt général attaché
    aux droits relevant de l'article 10 (toute attaque contre la presse
    produit un effet dissuasif général). En d'autres termes, protéger
    l'intégrité physique des journalistes ne relève pas simplement du
    pouvoir discrétionnaire d'un ministre, ainsi que semblent l'entendre
    les autorités turques (voir le rapport d'évaluation 138/23, p. 33,
    observations du Gouvernement).

    B. Quant a la violation de l'article 10

    La plupart des arrêts de la Cour concernant l'article 10 exposent
    une analyse complète des questions de proportionnalité, mais
    dans certains cas, comme en l'espèce, pareille approche n'est pas
    la meilleure facon de protéger la liberté d'expression. La base
    circonstancielle d'une telle analyse fait que toute personne souhaitant
    se prévaloir de la liberté d'expression garantie par l'article 10
    est constamment exposée a la tentation de l'autocensure. Lorsqu'elle
    est soumise a l'arbitraire de restrictions juridiques aux contours
    trop larges ou trop flous, elle peut faire l'objet de poursuites,
    et en est réduit a espérer qu'une instance nationale ou la Cour
    jugera sa condamnation disproportionnée. Mais il lui est impossible
    de deviner a l'avance ce qui sera qualifié de Â" disproportionné
    Â". Par exemple, une personne condamnée a une peine ou amende légère
    n'aura pas gain de cause pour des propos qui auraient bénéficié
    de la protection de l'article 10 dans d'autres affaires. Si elle
    est relaxée ou n'écope que d'une faible sanction, les poursuites
    judiciaires échapperont au radar de la Cour, alors même que ces
    poursuites, en soi, s'apparentent a un Â" châtiment Â", dans le
    sens d'un sérieux désagrément. D'où un phénomène d'autocensure,
    peu de personnes acceptant de s'exposer a une action en justice.

    Eu égard a ce précède, et a la propension de l'article
    301 du code pénal turc a faciliter les abus, j'estime que la
    disposition applicable contenue dans cet article ne poursuit pas
    un but légitime reconnu par la Convention de nature a fonder une
    restriction a la liberté d'expression. Si la Cour a exprimé des
    doutes quant a l'existence de préoccupations d'ordre public, je
    ne vois pour ma part en l'espèce tout simplement aucun motif qui
    puisse justifier d'ériger en infraction le dénigrement de la Â"
    turcité Â" (Turkluk). Lorsque la loi même porte atteinte a la
    liberté d'expression, comme en l'espèce, nous ne devrions pas
    donner l'impression que c'est seulement la charge disproportionnée
    occasionnée par son application dans le cas d'espèce qui fait que la
    restriction litigieuse emporte violation de la Convention. Face a ce
    type de loi, point n'est besoin de se livrer a une analyse exhaustive
    de la proportionnalité pour déterminer Â" si l'ingérence était Â"
    nécessaire Â" pour attendre les buts allégués Â".

    Par ailleurs, l'article 301 du code pénal turc est également
    inacceptable en ce qu'il ne saurait passer pour remplir la condition
    de prévisibilité ; en effet, il ne donne aucune orientation et
    l'interprétation qu'en fait la Cour de cassation manque de netteté.

    Je vois mal comment le fait d'ériger en infraction le dénigrement de
    l'identité turque pourrait relever de l'un ou l'autre des motifs de
    restriction autorisés au titre du second paragraphe de l'article 10.

    Le Gouvernement fait valoir la préservation de l'ordre public,
    sans plus de précision. Comment, dans des circonstances normales,
    un discrédit jeté sur des institutions peut-il réellement porter
    atteinte a l'ordre public ? La, nous ne pouvons que nous perdre
    en conjectures.

    Même des descriptions exagérées ou injurieuses du fonctionnement
    d'institutions publiques relèvent du débat sur des questions
    d'intérêt général, et je ne vois pas comment on peut soutenir
    qu'elles risquent de déboucher sur des violences ou des troubles
    quelconques a l'ordre public, indépendamment même de l'exigence de
    démontrer qu'ils revêtent un caractère avéré et imminent. Si
    l'intérêt d'ordre public allégué se fonde sur l'idée qu'une
    attaque présumée contre la Â" turcité Â" jette le discrédit sur Â"
    les institutions publiques Â", alors il convient de qualifier cette
    thèse de pure spéculation et de la rejeter sans autre analyse.

    Je peux envisager deux autres explications possibles tenant a l'ordre
    public - sachant aucune d'elle ne me satisfait. Premièrement, on
    peut soutenir que le dénigrement de la turcité est un véritable
    outrage face auquel de nombreuses personnes peuvent devenir violentes
    (dans certaines parties de l'Inde, une insulte a un symbole religieux
    déclenche inévitablement des émeutes). En d'autres termes, il peut
    y avoir des circonstances spécifiques où une insulte dirigée contre
    un groupe est de nature a susciter des réactions violentes : il s'agit
    alors d'une forme spécifique de provocation a la violence. Mais en
    l'absence d'une telle interprétation judiciaire (qui serait de toute
    facon hautement problématique) et considérant que le Gouvernement
    n'a pas démontré que la situation en Turquie fÃ"t si désespérée
    que des violences et des émeutes ne pourraient pas être évitées,
    j'estime que l'argument tenant a l'ordre public n'est pas recevable.

    Il est possible qu'un certain nombre de personnes se soient senties si
    outragées par les écrits de Fırat Dink qu'elles aient décidé de
    le tuer, mais cela ne saurait être une considération pertinente. Les
    autorités auraient dÃ" empêcher le meurtre. Ce serait la fin de la
    liberté d'expression et de la démocratie si les autorités d'un pays
    étaient autorisées a réduire au silence les personnes s'exprimant
    publiquement simplement en refusant d'allouer des ressources
    au maintien de l'ordre public et de la sécurité. L'outrage,
    même s'il découle de certains propos, n'est pas en soi facteur
    de violence, et l'on ne saurait imputer un trouble potentiel aux
    auteurs de ces propos dans les cas où le trouble allégué trouve
    en fait son origine dans le mécontentement de ceux qui en sont
    destinataires. Admettre que l'outrage et le trouble ou l'émeute qui
    pourrait en résulter représentent un motif légitime de limiter
    la liberté d'expression reviendrait a accorder un droit de veto aux
    perturbateurs et a permettre a des groupuscules violents en désaccord
    avec une personne qui se prévaut de la liberté d'expression de lui
    imposer leur vision du discours admissible. S'il existe une obligation
    positive de l'Etat a cet égard, elle se rapporte en réalité a
    la prévention de la censure exercée par de tels groupes. L'ordre
    public doit être préservé de la violence des destinataires de
    propos publics, non de leur auteur.

    Une troisième définition de l'ordre public peut être Â" l'ordre
    constitutionnel Â", une structuration des affaires publiques
    conforme aux valeurs consacrées par la Constitution. Par exemple,
    la reconnaissance du mariage polygame serait contraire a l'ordre
    public dès lors qu'elle ne pourrait se concilier avec les valeurs
    constitutionnelles du mariage, de l'égalité, etc., dans une société
    donnée. A cet égard, l'on pourrait soutenir que les valeurs de la
    turcité renvoient a l'ordre moral constitutionnel. Mais la liberté
    d'expression s'étend a la critique des valeurs constitutionnelles,
    sauf si elle en vient a détruire en réalité le système. De plus,
    la protection des valeurs, notion abstraite, ne peut être le socle
    du droit pénal, et les susceptibilités tenant a ces valeurs, et en
    particulier a l'identité nationale telle qu'elle se traduit dans la
    Constitution, ne comptent pas parmi les motifs reconnus de restriction
    (Vajnai c. Hongrie, no 33629/06, 8 juillet 2008

    L'arrêt de cassation évoque d'autres motifs de restriction. Il y
    est fait allusion a une Â" phrase dégradante utilisée (...) dans
    une mauvaise intention, celle d'insulter les Turcs Â". On pourrait
    soutenir que la protection de la turcité, des Turcs ou encore de la
    nation turque est un aspect de la protection des droits d'autrui,
    a savoir l'honneur (ou la dignité ?) de l'ensemble des membres de
    la collectivité.

    A mon sens, l'arrêt de la Cour de cassation laisse entendre que les
    propos de M. Dink avaient constitué une attaque contre l'identité
    collective (donc touchaient plus aux droits d'autrui qu'a l'ordre
    public). Eu égard au fait que la collectivité visée est composée
    d'une multitude des individus, il est impensable que la réputation
    d'un seul de ses membres serait mise a mal aux yeux de ses compatriotes
    pour avoir traité par le mépris quelque chose que les autorités
    ou une grande partie du public tiennent pour essentiel pour la
    collectivité.

    Même si une attaque verbale portait atteinte a la dignité
    des membres du groupe, il est normalement très improbable,
    si les propos diffamatoires ne visent pas des membres du groupe
    clairement identifiés, que le préjudice soit tel qu'il appellerait
    l'intervention du droit pénal. Les opinions choquantes sont
    protégées même lorsqu'il y va de la réputation collective. Les
    effets négatifs allégués du mystérieux Â" dénigrement de la
    turcité Â" ne se rapportent qu'a l'identité. Sauf interprétation
    très spécifique, pareil dénigrement, en tant que préjudice causé
    a l'identité nationale, ne relève pas des droits d'autrui, donc,
    encore une fois, n'est pas un motif légitime de limitation des droits
    issus de la Convention.

    La signification la plus insultante que l'on puisse attribuer au
    point de vue de M. Dink, si l'on suit la logique tordue de la Cour
    de cassation, est que le Turc, dans l'esprit des Arméniens, est
    assimilé a du sang empoisonné. Le dénigrement de la turcité
    découle donc du qualificatif Â" empoisonné Â" attribué au Turc
    (oublions que le requérant a qualifié la perception des Arméniens
    de paranoïaque). Cela étant, il reste a voir dans quelle mesure
    les droits d'autrui incluent le droit au respect d'une personne
    morale. Celle qui se cache derrière la turcité est une partie de
    la société turque qui a été dénigrée.

    Selon la Cour de cassation, Â" une société qui fait l'apologie d'une
    autre société ne peut être protégée par la liberté d'expression
    (paragraphe 28 de l'arrêt). Des excuses, des critiques ou des propos
    agressifs adressés a l'une ou l'autre des parties de la société
    turque touchant au Grand Crime d'atteinte a la sont déclarés abusifs
    par la Cour de cassation (chambres pénales réunies). Mais rien
    ne démontre qu'une prise de position d'un individu en la matière
    (revendiquée par le requérant) puisse s'analyser en une atteinte aux
    valeurs humaines et historiques de la turcité et, en conséquence, au
    droit au respect de l'entité juridique qui se trouve derrière. Cette
    déclaration ne s'apparente certainement pas a une apologie de la haine
    contre des individus identifiables (pas même du simple fait de leur
    appartenance au groupe visé). Au contraire, l'article appelle a ne pas
    user de stéréotypes négatifs. Même si la Cour se doit de respecter
    l'interprétation des interprétations et qualifications juridiques
    données par les juridictions nationales, je dois admette sur ce point
    que l'interprétation de la Cour de cassation frôle l'arbitraire
    (comme le relèvent les diverses expertises et opinions dissidentes).

    La Cour conclut que le sens qu'il faut attribuer aux propos de
    Fırat Dink est qu'il a attaqué la politique menée par l'Etat et ses
    institutions a l'égard de la communauté arménienne. Par conséquent,
    elle estime, a la lumière de l'article 301 du code pénal turc, Â"
    se rapportant a la Â" nation turque Â", donc a l'un des éléments
    constitutifs de l'Etat, que l'identité turque s'apparentait a l'Etat
    lui-même, tel qu'il se matérialise concrètement dans la politique
    menée par son Gouvernement et dans les actes de ses institutions Â"
    (paragraphe 131). La seule raison justifiant cette lecture de l'arrêt
    de la Cour de cassation tient au fait que d'une certaine facon l'Etat
    est lié a la nation turque, les deux notions apparaissant dans la
    même phrase : Â" selon la Cour de cassation, l'identité turque se
    référait a l'un des éléments constituant de l'Etat, l'élément
    humain, c'est a dire a la Â" nation turque Â" (paragraphe 130). Je
    trouve cette association malaisée.

    Dès lors, je ne peux souscrire a la conclusion de la Cour selon
    laquelle Â" dans la présente affaire, la Cour de cassation, en
    déclarant le requérant coupable pour ses propos, l'a sanctionné
    indirectement pour avoir critiqué le fait que les institutions de
    l'Etat nient la thèse de génocide quant aux incidents de 1915 Â"
    (paragraphe 132). En réalité, la Cour de cassation a estimé que
    l'analyse des Â" incidents Â" de 1915 était protégée par la liberté
    d'expression. Après tout, M. Dink ne faisait que dire que le Â"
    problème de l'empoisonnement Â" devait être résolu selon les valeurs
    communes de l'humanité et selon sa conscience individuelle. C'est en
    érigeant en infraction ce type de point de vue personnel (qui laisse
    la question de la qualification du Grand Crime en génocide a la
    conscience de chacun) que la Cour de cassation apporte son soutien a
    une position officielle exclusive de toute autre thèse. Or le diktat
    d'une pensée gouvernementale unique dans un débat d'opinions ne
    saurait se concilier avec la liberté d'expression.

    1. L'expression Â" Turkluk Â" (Â" l'identité turque Â") utilisée a
    l'article 301 (ancien 159) du code pénal, traduite dans l'arrêt par
    Â" turcité Â", a été aussi traduite par certains auteurs par Â"
    turquitude Â".

    2. Organisation secrète dont les membres présumés furent traduits
    en justice pour avoir commis des actes de terrorisme destinés a
    déstabiliser le régime politique et a faciliter une intervention
    militaire sous prétexte de sauvegarder la laïcité et les intérêts
    nationaux.




    From: A. Papazian
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