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La Turquie dans l'UE, oui si...

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  • La Turquie dans l'UE, oui si...

    Libération , France

    20 octobre 2004

    La Turquie dans l'UE, oui si...;
    L'Europe devrait proposer à Ankara une voie rigoureuse vers la
    démocratisation.

    by NEZAN Kendal; Kendal Nezan, président de l'Institut kurde de
    Paris.

    Le débat passionnel qui s'engage un peu partout en Europe sur la
    Turquie révèle une hostilité profonde de l'opinion vis-à-vis de son
    adhésion à l'Union. Cette hostilité qui dépasse les clivages
    politiques traditionnels est compréhensible. Elle ne saurait être
    réduite aux seuls préjugés culturels et religieux ou à des réactions
    de peur. La Turquie a une mauvaise image dans l'inconscient des
    Européens, y compris dans des pays qui n'ont pas eu à souffrir du
    passé ottoman des Turcs et qui n'ont pas de contentieux particulier
    avec Ankara, et elle en porte la responsabilité.

    Elle récolte aujourd'hui les fruits amers des violations massives des
    droits de l'homme et de la persécution des minorités pratiquées par
    ses gouvernements successifs tout au long du XXe siècle. Du déni du
    génocide arménien à l'épuration de l'Anatolie de sa population
    grecque autochtone, aux massacres et déplacements forcés des Kurdes
    reniés dans leur identité et leur culture, à la répression des
    dissidents s'écartant de l'idéologie nationaliste officielle et
    intolérante, la liste de ces crimes est longue. Les Etats européens,
    au nom de la Realpolitik, des impératifs de la guerre froide ou de
    simples intérêts mercantiles, se sont accommodés de ces pratiques.
    Pas la conscience publique tenue constamment en éveil par les
    victimes du régime turc et les ONG des droits de l'homme. Les coups
    d'Etat militaires quasi décennaux avec leur cortège de rafles,
    d'exécutions sommaires, de réfugiés politiques, des procès
    inquisitoriaux intentés à des intellectuels, des journalistes, des
    élus du peuple comme Leyla Zana, y ont laissé des empreintes
    profondes. Dans l'inconscient occidental, la Turquie reste encore le
    pays de Midnight Express, un Etat capable de faire parler le turc à
    quiconque sous la torture, selon l'inoubliable sketch de Coluche. Un
    Etat qui a embastillé et forcé à l'exil ses plus grands artistes
    comme Nazim Hikmet et Yilmaz Güney.

    Tout cela, c'est du passé, il faut regarder l'avenir car la Turquie
    est en train de changer, semble nous dire la Commission européenne,
    qui, dans son rapport, dresse un tableau des "modifications apportées
    aux systèmes politiques et juridiques turcs qui s'inscrivent dans un
    processus de longue durée". En quoi consistent-elles ?

    La Constitution imposée par l'armée en 1982 a été amendée, ses
    dispositions les plus liberticides supprimées, mais son esprit reste
    autoritaire, et elle conserve toujours, dans son préambule, "le
    concept de nationalisme" et "les principes et réformes d'Ataturk
    [...], guide immortel et héros incomparable", comme idéologie
    officielle intangible de l'Etat, tout comme le marxisme-léninisme
    était un dogme de la Constitution soviétique.

    Le nouveau code pénal, qui remplace celui emprunté dans les années
    1930 à l'Italie de Mussolini, est dans le contexte turc une avancée
    démocratique importante, malgré certains articles potentiellement
    dangereux pour la liberté d'expression. La suppression des cours de
    sûreté de l'Etat, la levée de l'état d'exception dans les provinces
    kurdes, l'abolition de la peine de mort, sont des progrès indéniables
    à inscrire dans le bilan de l'actuel gouvernement turc qui cependant,
    malgré sa volonté affichée, n'a pu réduire sensiblement la pratique
    de la torture.

    Réaliste, la Commission européenne nous prévient qu'"il faudra encore
    du temps avant que l'esprit des réformes soit pleinement reflété dans
    les attitudes des instances exécutives et judiciaires, à tous les
    niveaux et dans l'ensemble du pays".

    Les Kurdes, comme d'habitude, sont les oubliés de ces négociations
    interétatiques. La Commission évalue leur nombre entre 15 et 20
    millions, soit près du tiers de la population totale de la Turquie.
    Après des années de tergiversations, le gouvernement turc leur
    accorde magnanimement le droit d'organiser des cours privés de kurde
    pour adultes et une émission quotidienne de 45 minutes diffusée au
    petit matin sur une chaîne publique, sous-titrée en turc, composée de
    musique et d'informations officielles. Aucun progrès n'est enregistré
    dans le processus de retour de 3 millions de déplacés kurdes et de la
    reconstruction des 3 428 villages kurdes évacués et détruits par
    l'armée turque. Et pour cause : la politique fondamentale de l'Etat
    reste toujours la dispersion des Kurdes et leur assimilation forcée
    afin de parvenir, à terme, à forger une Turquie culturellement
    homogène.

    Bref, sur la question kurde, qui est au coeur même de la
    problématique des droits de l'homme, de la démocratisation de la
    Turquie et de ses relations avec son voisinage, les avancées restent
    infinitésimales et symboliques, juste de quoi ne pas désespérer
    Bruxelles qui n'a pas le courage d'inviter Ankara à reconnaître à ses
    citoyens kurdes des droits comparables à ceux qu'il revendique pour
    les quelque 150 000 Turcs chypriotes.

    Dès lors, il n'est pas étonnant que les réformes turques, en dépit de
    leur nombre et de leur rythme, paraissent, pour une large partie de
    l'opinion, relever plus du ravalement de façade que d'un processus de
    démocratisation véritable. On est loin d'une stratégie de rupture
    avec le passé.

    Malgré ce bilan mitigé, la Commission recommande l'ouverture de
    négociations afin d'encourager les efforts des réformateurs turcs et
    semble miser sur la dynamique d'adhésion pour régler les dossiers qui
    posent actuellement problème.

    Curieusement, ce sont les partis conservateurs, qui, pendant des
    décennies, s'affichaient comme des alliés fidèles d'Ankara, qui se
    montrent aujourd'hui hostiles aux négociations, et les principales
    victimes du régime turc qui demandent un dialogue critique avec
    Ankara.

    Ainsi, selon un récent sondage, 90 % des Kurdes de Turquie se disent
    favorables à l'entrée de leur pays dans l'Union européenne car
    celle-ci est perçue par eux comme un espace supranational de paix, de
    démocratie et de prospérité susceptible de sauver la Turquie de ses
    démons nationalistes et militaristes. Ils espèrent aussi, qu'à terme
    ils parviendront à obtenir des droits et libertés comparables à ceux
    dont jouissent aujourd'hui Basques, Catalans et Ecossais dans
    l'Europe démocratique. De plus, le fait qu'à la suite de l'adhésion
    turque la frontière de l'Union passe au milieu du Kurdistan donne aux
    Kurdes des pays voisins des raisons d'espérer la démocratisation, par
    effet de contagion, de leurs Etats respectifs. Les Grecs se disent
    également favorables à l'intégration d'Ankara et cette position a
    déjà contribué à une nette amélioration de leurs relations avec leurs
    voisins turcs.

    A l'intérieur de la société turque, outre l'élite déjà occidentalisée
    d'Istanbul et de la côte égéenne, la mouvance islamique incarnée par
    le parti conservateur AK actuellement au pouvoir place ses espoirs
    dans le processus européen qui lui sert notamment de levier pour
    démilitariser le régime et réduire la tutelle pesante d'une armée se
    conduisant en propriétaire ultime de l'Etat, prête à sévir pour
    trahison contre tous ceux s'écartant de la "voie d'Ataturk".

    Si Turcs, Kurdes et Grecs trouvent leurs intérêts dans l'adhésion
    turque à l'Union, quel intérêt aurait celle-ci à intégrer un pays de
    70 millions d'habitants pauvres et musulmans, de surcroît situé dans
    une région instable et infestée de conflits ? Avec un PIB
    représentant environ 2 % du PIB de l'Europe des Vingt-Cinq, l'apport
    économique turc restera modeste. Contrairement à ce que, par
    méconnaissance de l'histoire de la région, affirment certains
    stratèges en chambre, l'intérêt géopolitique reste également limité :
    à l'exception, peut-être, de l'Azerbaïdjan, l'influence turque est à
    peu près nulle dans le Caucase et en Asie centrale. Et en raison de
    son passé ottoman, de son alliance avec les Etats-Unis et Israël, la
    Turquie n'a pas d'influence significative au sein du monde musulman.
    En vérité, en Asie mineure, qui constitue 97 % du territoire de la
    Turquie, les seuls voisins terrestres des Turcs sont des Kurdes.

    L'Empire ottoman, qui l'avait bien compris, avait accordé une large
    autonomie aux princes kurdes pour obtenir leur soutien. Cette réalité
    reste encore incontournable car les ressources hydrauliques des
    bassins de l'Euphrate et du Tigre sont situées au Kurdistan et les
    oléoducs destinés à transporter le pétrole du Caucase et de l'Irak
    doivent traverser le pays kurde avant d'arriver au port turc de
    Ceyhan.

    A regarder de près, le véritable intérêt pour l'Europe de l'adhésion
    de la Turquie serait de pacifier et sécuriser ses frontières
    orientales. Si dans ses négociations avec Ankara elle parvenait à
    convaincre les dirigeants turcs de l'intérêt pour tous de trouver une
    solution à la question kurde, de reconnaître le génocide arménien
    pour apurer le passé et de régler à l'amiable leurs différends avec
    la Grèce, la paix, la justice et la démocratie auraient fait
    d'immenses progrès dans une région qui en a bien besoin. Alors, une
    Turquie en paix avec ses populations et avec ses voisins devrait
    avoir toute sa place en Europe.

    Après avoir réconcilié Allemands et Français, Polonais et Allemands,
    la construction européenne pourrait ainsi réaliser le miracle de
    réconcilier à ses confins Grecs, Turcs, Kurdes et Arméniens.

    Une telle ambition historique comporte certainement des risques dont
    certains, comme le poids démographique ou la libre circulation des
    personnes, peuvent être réglementés et gérés. Elle aura aussi un
    coût, évalué à quelque 25 milliards d'euros à l'horizon 2020, qui
    reste fort modeste par rapport aux 200 milliards de dollars déjà
    dépensés par les Américains dans leur entreprise d'instaurer la
    démocratie en Irak.

    Une Europe frileuse, sans vision ni ambition finirait par devenir un
    club de retraités de l'Histoire. Une Europe ouverte et ambitieuse
    devrait proposer à Ankara des négociations avec une feuille de route
    rigoureuse en matière de démocratisation, de droits de l'homme, du
    règlement du problème kurde, etc. et assumer des risques qui restent
    raisonnables car si la Turquie fait l'effort de remplir effectivement
    ces conditions elle ne sera plus la même et pourrait être une chance
    pour l'Europe. Si, en raison des pesanteurs de son régime, elle
    tergiverse ou refuse l'effort requis, la balle restera dans son camp
    mais le processus aura tout de même permis quelques avancées pour la
    population. Un "oui, si" laisserait la place à l'espoir, et de
    l'espoir on en a tous bien besoin.
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