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Le "non" serait une colossale erreur

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  • Le "non" serait une colossale erreur

    Le Monde, France
    22 octobre 2004

    Le «non» serait une colossale erreur
    HORIZONS DEBATS

    par Luc Ferry

    PARMI toutes les raisons de se prononcer en faveur d'une adhésion de
    la Turquie à l'Europe, l'une au moins ne laisse personne tout à fait
    insensible : parmi les grandes nations, seule la Turquie est en
    position de faire valoir à la face du monde qu'on peut être un pays
    laïque, démocratique et cependant musulman. Nul autre, en effet,
    n'est au même degré susceptible de faire passer aujourd'hui, et plus
    encore demain, un tel message. Si nous intégrons la Turquie, ce qui
    suppose bien entendu qu'elle remplisse les critères requis, la chose
    sera pour ainsi dire prouvée par le fait. Si nous la rejetons, c'est
    la preuve du contraire que nous aurons nous-mêmes administrée. Il n'y
    a là nul chantage, mais un simple constat qu'on ne saurait écarter
    d'un revers de main.

    Prétendre qu'on peut envisager une troisième voie entre le « oui » et
    le « non » - un partenariat privilégié - est sans doute tentant. Cela
    en arrangerait plus d'un, mais c'est à l'évidence se rassurer à bon
    compte. Une telle proposition eût été sans doute envisageable il y a
    vingt ans encore, peut-être même en l999, mais elle est désormais
    totalement irréaliste au regard des promesses unanimes et formelles
    qui ont été faites et répétées. Qu'on s'en réjouisse ou qu'on le
    regrette n'a à cet égard aucune importance. C'est désormais un fait
    historique, et nul ne peut s'en affranchir d'un coup de baguette
    magique. La politique n'est pas un jeu où l'on pourrait refaire la
    partie. Elle est fille de l'histoire, et ses responsables doivent
    savoir que le temps n'y est pas réversible à volonté.

    Vus d'Istanbul, nos débats provoquent donc d'ores et déjà de
    terribles dégts. Peut-on y être indifférent ? Ne comprend-on pas que
    nos « amis » atlantistes en profitent pour distiller à jet continu un
    discours dévastateur dont la teneur est à peu près la suivante : «
    Vous croyez que les Français vous aiment parce qu'ils se sont opposés
    aux Américains sur l'Irak. Détrompez-vous : ils sont guidés par la
    lcheté, l'égoïsme et le mépris. Voyez la loi sur le voile, voyez
    leur attitude envers la Turquie... »

    Tout cela est sans doute faux. Ce n'en est pas moins désastreux, et
    un politique responsable ne peut pas ne pas en tenir compte. J'en
    déduis qu'il faut, pour provoquer en conscience de tels ravages,
    avoir d'excellentes et impérieuses raisons. Or à examiner de près
    celles qu'on avance jusqu'alors dans le débat public, force est de
    constater qu'elles naviguent en permanence entre l'inavouable et
    l'incohérent.

    Contre l'entrée de la Turquie, on invoque, en effet, deux types
    d'arguments. Les uns sont liés à la nature réelle ou supposée du pays
    candidat, les autres à la conception de l'Europe qu'on veut
    aujourd'hui privilégier.

    Dans le premier cas, on invoque, dans le désordre : la torture, les
    droits des femmes, la religion, la non-reconnaissance du génocide
    arménien, la situation économique, démographique, voire, pour les
    moins regardants, une prétendue « barrière culturelle ». La liste
    n'est pas limitative, mais, par définition même, aucune de ces
    objections, sauf à flirter ouvertement avec une forme de racisme que
    tous rejettent, n'est a priori insurmontable. Le processus d'adhésion
    prendra des années, et le laps de temps prévu pour négocier est
    destiné à permettre d'apporter une solution à de tels obstacles.

    C'est d'ailleurs la raison pour laquelle à l'UDF, où se situent les
    principaux adversaires de la candidature turque, on tente de faire
    valoir une argumentation d'une tout autre portée. Quand bien même
    elle remplirait tous les critères exigés officiellement par l'Union
    européenne, il faudrait selon eux continuer de s'opposer à son
    entrée, inacceptable par essence, « car ce n'est pas une question
    turque qui nous est posée, mais une question européenne ». Passons
    sur le caractère incohérent du propos : à l'évidence, s'il n'y avait
    rien dans la question turque en tant que telle qui fasse obstacle, on
    voit mal pourquoi on devrait s'y opposer. Au reste, immédiatement
    après avoir mis en place ce rideau de fumée, les leaders de l'UDF, à
    commencer par François Bayrou, se lancent dans l'énumération,
    désormais rituelle, des données géographiques, historiques,
    sociologiques - voire « anthropologiques » (sic !) - qui font, à
    leurs yeux, de la Turquie un élément « indigeste » pour l'UE.

    La raison avancée est officiellement la suivante : l'Europe ne
    saurait se borner à être un espace commercial régi par des règles
    démocratiques, mais il faut qu'elle devienne une entité suffisamment
    homogène sur le plan culturel et historique pour accéder enfin au
    statut de puissance politique qui lui permettrait de discuter d'égal
    à égal avec la Chine ou les Etats-Unis.

    Qu'on puisse attendre de l'Europe davantage qu'une zone de
    libre-échange est tout à fait compréhensible et respectable. Que l'on
    fasse reposer cette exigence légitime sur le postulat d'une identité
    culturelle et historique commune constitue cependant une erreur
    colossale, tout à la fois sur la Turquie et sur l'Europe. Sur la
    Turquie parce que l'affirmation selon laquelle elle serait
    culturellement incompatible avec la conception française du projet
    européen est tout simplement fausse et inacceptable. Sur ce point, il
    faut reconnaître que Jacques Chirac, fidèle à la tradition gaulliste,
    a de toute évidence raison. On pourrait d'ailleurs plaider avec plus
    de raisons que la culture la plus « différente », sinon la plus
    opposée à celle de la France est sans doute la culture allemande.
    Presque tout nous sépare ou nous distingue, y compris la langue
    jusque dans ses plis et replis les plus singuliers. Cela ne nous
    empêche en rien, tout au contraire, et c'est cela la grandeur du
    projet et la force du couple franco-allemand, de partager un idéal
    commun. Justement parce qu'il n'est pas enraciné dans une identité
    culturelle.

    Concevoir l'Europe sur le modèle américain comme une « grosse nation
    », comme un Etat fédéral qui posséderait une identité culturelle
    homogène, bref, comme un communautarisme élargi, c'est ne rien
    comprendre à ce qui fut et doit rester l'essence même de la
    construction européenne. Cette dernière est, au meilleur sens du
    terme, un « artifice ». Elle vise, en s'inspirant de l'idéal
    anticommunautariste des droits de l'homme, tout à la fois au respect
    absolu des identités nationales et à leur dépassement radical dans un
    projet politique et constitutionnel résolument volontariste. Plaider
    pour une culture commune qui exclurait la Turquie, c'est donc plaider
    pour une conception nationaliste, identitaire et communautariste de
    l'Europe qui contredit tout ce que ses principes fondamentaux ont de
    plus élevé. Le fait que des responsables censés incarner l'idéal
    européen puissent commettre une telle bévue en dit long sur leurs
    arrière-pensées politiciennes. Gageons que l'opinion publique, une
    fois éclairée, saura les faire revenir à la raison.

    NOTES: luc ferry, ancien ministre de la jeunesse, de l'éducation
    nationale et de la recherche, est membre du Conseil économique et
    social ; il anime le Conseil d'analyse de la société, créé auprès du
    premier ministre ; il collabore à la chaîne LCI.
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