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Turquie, a oui si ab ou a non jamais

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    Le Figaro
    30 octobre 2004

    Turquie, « oui si » ou « non jamais » ?;
    ÉLARGISSEMENT La controverse sur la candidature d'Ankara

    Renaud DUTREIL

    Lyautey confiait à Claude Farrère en 1921 : « Ce n'est pas tant à
    Mustapha Kemal pacha que la Turquie devra finalement de recouvrer son
    indépendance qu'à Pierre Loti. Car Pierre Loti, écrivant son Aziyadé,
    a retourné en faveur des Turcs l'opinion européenne. » Comment ce
    petit officier de marine académicien aujourd'hui méconnu, mais dont
    Marcel Proust connaissait par coeur certaines pages, a-t-il réussi
    cet exploit ? A quelle époque vivait Pierre Loti ? Dans quel pays ?
    Quel réalisateur de téléfilm faudrait-il lancer aujourd'hui en prime
    time pour retourner l'opinion française en faveur de la Turquie ? Qui
    donc pourrait ébranler ce « non jamais ! » qui semble vouloir écraser
    dans l'oeuf le lent, prudent, technocratique, laborieux « oui si » de
    la Commission européenne ?

    Et si l'on admettait que la « question turque » pose enfin, de façon
    extrêmement franche la question de l'Europe elle-même et, derrière,
    la question de la France même ? Dis-moi si tu dis oui ou non à quinze
    ans de nouvelles négociations avec la Turquie, avec à leur terme la
    plus rassurante des garanties le référendum constitutionnel annoncé
    par le président de la République et je te dirai qui tu es, qui tu
    veux être dans le temps et dans le monde.

    C'est précisément parce que la Turquie est à la fois en Europe et en
    Asie, et à 95 % en Asie, que la question de son entrée doit être
    posée. C'est parce qu'elle a les apparences d'une étrangère à
    l'Europe, que sa population de 100 millions annoncés pour 2020 est
    musulmane à une écrasante majorité, que son PIB par habitant est de
    10 % du niveau moyen de l'Union à vingt-cinq, que son régime
    politique s'est tout récemment extrait du pouvoir militaire, que ses
    troupes ont encore un pied dans Chypre, que le génocide des Arméniens
    est encore une blessure à vif, que le territoire turc confine à la
    Syrie, à l'Irak, à l'Iran, qu'un grand nombre de pays européens se
    sont battus pendant des siècles contre le joug ottoman, c'est parce
    que la liste des motifs de rejet semble ainsi bien longue,
    impressionnante, dissuasive que ce débat prend une toute autre
    dimension.

    A plusieurs reprises, la France a été poussée, à propos de l'Europe
    toujours, à s'interroger sur sa propre identité et sur sa vocation
    dans l'histoire de l'humanité. Le général de Gaulle et le chancelier
    Adenauer, en scellant la réconciliation franco-allemande, qui est
    devenue aujourd'hui si évidente, ont profondément changé le destin et
    la nature de leurs nations respectives. La haine nationale
    franco-allemande était fondatrice. Elle avait donné naissance à la
    nation allemande et à la IIIe République française. Il a fallu de
    Gaulle et Adenauer pour lui substituer, après bien des années de «
    oui si » confrontés à des « non jamais », la paix et l'amitié comme
    principes fondateurs de deux peuples autrefois ennemis. Lorsque
    Georges Pompidou reçut la reine Elizabeth II à dîner au grand Trianon
    le 15 mai 1972, à la veille de l'entrée de la Grande-Bretagne dans la
    CEE, il lui dit ceci : « Votre pays, il n'y a pas si longtemps
    encore, semblait considérer la Communauté économique comme une de ces
    coalitions continentales que, durant plus de trois siècles, il
    s'était avec obstination et succès acharné à détruire. La France, de
    son côté, voyait dans la Grande-Bretagne un pays résolument tourné
    vers l'océan, c'est-à-dire en marge de l'Europe. Or, voici que nous
    nous sommes mutuellement convaincus du contraire. »

    Ce qui choque dans le non à la candidature turque, c'est le « jamais
    » qui semble l'accompagner. Ce non radical, instinctif, qui en
    d'autres temps fut le non à l'Allemagne ou le non à la
    Grande-Bretagne et qui, chaque fois, finit par plier devant le « oui
    si » de la raison, de l'ouverture et du dialogue, puis devant le «
    oui franc » de la communauté de destin enfin assumée. A chaque fois,
    la France a puisé à deux sources bien distinctes le courage de dire
    oui. Elle l'a puisée dans sa vocation universelle et républicaine,
    qui l'a conduit à rechercher chez l'autre, qu'il soit personne ou
    nation, la commune humanité, par-delà les différences de nation, de
    religion, de territoire, d'histoire, de race. Elle l'a aussi puisée
    dans son intérêt national bien compris, intérêt économique, social,
    politique, stratégique. Le oui français a besoin des deux, l'idéal
    républicain et le pragmatisme intéressé.

    Le non turc qui monte aujourd'hui en France est inquiétant parce
    qu'il refuse toute perspective. Quelles que soient les protestations
    d'amitié franco-turque dont il s'entoure, il transpire la peur, le
    rejet, l'incompréhension, la confiance aveugle dans la ligne Maginot
    contre l'immigration et dans le blocus continental contre l'islam. La
    position actuelle de la Commission européenne, qui vient après des
    années de candidature contrôlée, qui est assortie de tant de
    précautions et de conditions que le « oui si » est presque un « non
    sauf si », a le mérite d'ouvrir une perspective positive. Du point de
    vue français, elle nous laisse le temps de mûrir notre réflexion. Or,
    nous avons besoin de ce temps avant de nous prononcer.

    D'abord pour nous demander si nous Français, qui sommes la nation
    européenne la plus ouverte sur le sud, donc la plus vulnérable à
    toute crise qui pourrait prospérer sur la Méditerranée, nous n'avons
    pas un intérêt puissant à élargir vers le sud le triple cercle de la
    démocratie, de la laïcité et du développement économique qui nous a
    toujours apporté sécurité et prospérité. Nous demander si, par
    hasard, ce qui pourrait le mieux conjurer la menace islamiste, la
    poussée migratoire des pays pauvres, les délocalisations
    industrielles, les risques de conflits régionaux, n'était pas
    précisément cet élargissement de l'Europe vers le sud qui nous fait
    aujourd'hui si peur... Ensuite, nous pouvons nous demander si notre
    vraie vocation, en tant que nation, n'est pas de constamment
    rechercher ce qui réunit les hommes, par-delà les préventions
    communautaristes nationales, raciales, religieuses, économiques. Si
    ce n'est pas lorsque nous suivons cette vocation que nous atteignons
    un état supérieur de prospérité, de rayonnement, de confiance en
    nous.

    Ces questions, et d'autres encore, ne sauraient être écrasées d'un
    coup de marteau expéditif, par un « non jamais » qui nous renverrait
    à nos propres faiblesses, sans nous permettre de les surmonter. Le
    bon sens nous y invite : sur la Turquie, sans écarter la possibilité
    du non, laissons ouvert le chemin du oui.

    * Ministre de la Fonction publique et de la Réforme de l'Etat.
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