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L'Assassinat D'Une Nation

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    L'ASSASSINAT D'UNE NATION

    Imprescriptible.fr
    17-08-2011

    Info Collectif VAN - www.collectifvan.org - Le Collectif VAN vous
    invite à lire des Extraits des Mémoires de l'Ambassadeur Henri
    Morgenthau, Ambassadeur des Etats-Unis à Constantinople de 1913 à 1916,
    publiés sur le site d~RImprescriptible.fr. Avocat d'origine juive,
    Henri Morgenthau s~Rest employé en vain pendant toute la durée de
    son mandat dans l'Empire ottoman, à contacter personnellement les
    chefs turcs du Comité Union et Progrès, les « Jeunes Turcs » Enver,
    Djemal et Talaat, pour les appeler à faire cesser les déportations et
    l'extermination de la population arménienne de Turquie. Il est l'un des
    Justes qui a oeuvré pour défendre les victimes du génocide arménien.

    Les Mémoires de l'Ambassadeur Morgenthau

    CHAPITRE XXIV

    L'extermination de la race arménienne en 1915 présentait certaines
    difficultés qui ne s'étaient pas produites lors des massacres de
    1895 et autres années. A cette époque, les Arméniens ne disposaient
    guère de moyens de résistance, puisque le métier militaire leur
    était interdit et qu'ils n'avaient même pas le droit de posséder des
    armes ; on sait, qu'après la victoire des révolutionnaires en 1908,
    la situation fut renversée et que désormais les autorités, dans la
    sainte ardeur de leur enthousiasme pour la liberté et l'égalité,
    appelèrent les Chrétiens sous les drapeaux. En conséquence, au début
    de 1915, chaque ville turque contenait des milliers d'Arméniens qui
    étaient autant de soldats exercés, munis de carabines, pistolets
    et autres engins de guerre; les opérations de Van révélèrent que
    ces hommes pouvaient faire bon usage de leurs armes. Il était aisé
    de prévoir qu'un massacre des Arméniens prendrait, cette fois, le
    caractère d'une lutte et non plus de ces boucheries de victimes sans
    défense, qui avaient toujours été si sympathiques aux Turcs. Pour
    l'accomplissement de ce dessein - l'extermination d'une race - il
    était nécessaire de prendre deux mesures préliminaires : réduire
    les soldats arméniens à l'impuissance et enlever leurs armes aux
    Chrétiens dans chaque ville et chaque bourg. Avant de les égorger,
    il fallait leur ôter tout moyen de défense.

    Au début de 1915, les soldats arméniens furent soumis à un nouveau
    régime dans l'armée turque. Jusqu'alors, la plupart d'entre eux étaient
    des combattants; mais à présent, on les dépouilla de leurs armes, et
    ils ne furent plus que des ouvriers. Au lieu de servir leur patrie dans
    l'artillerie et la cavalerie, ils furent transformés en cantonniers,
    voire en bêtes de somme. Portant des fournitures militaires de toutes
    sortes sur leurs épaules, sous le poids desquelles ils chancelaient,
    stimulés par le fouet et la baïonnette des Turcs, ils étaient forcés
    de traîner dans les montagnes du Caucase leurs corps épuisés ; obligés
    parfois, malgré leurs charges, de tracer leur chemin dans la neige où
    ils enfonçaient presque jusqu'à mi-corps. Ils vivaient pour ainsi
    dire en plein air, dormant sur la terre nue - quand l'aiguillon
    incessant de leurs surveillants leur permettait de dormir ! Comme
    aliments, on ne leur donnait que des restes ; s'ils tombaient malades
    en route, on les abandonnait là où ils s'étaient laissés choir,
    leurs oppresseurs turcs s'arrêtant peut-être assez longtemps pour
    leur voler tout ce qu'ils possédaient - jusqu'à leurs vêtements. Des
    efforts surhumains permettaient ils à quelques-uns de ces malheureux
    d'arriver à destination, il n'était pas rare qu'ils fussent massacrés
    ensuite. Dans certains cas, on se débarrassait des soldats arméniens
    de façon plus sommaire encore ; en effet, cela devint maintenant un
    usage presque courant de les tuer de sang-froid, en application d'une
    unique méthode. Des escouades de 50 à 100 hommes étaient prises çà
    et là, les victimes enchaînées par groupes de quatre et conduites
    dans un lieu solitaire, à une petite distance de la ville ; soudain,
    le crépitement des balles remplissait l'espace, et les soldats turcs,
    qui avaient servi d'escorte, revenaient lugubrement au camp. Ceux qui
    étaient envoyés pour enterrer les corps les trouvaient presque toujours
    complètement nus, les Turcs les ayant, comme d'habitude, dépouillés
    de leurs vêtements. Dans certains cas dont j'eus connaissance,
    les meurtriers, par un raffinement de cruauté, avaient ajouté aux
    souffrances de leurs victimes en les obligeant à creuser leurs tombes
    avant d'être fusillées.

    Je cite ici un simple épisode, contenu dans un des rapports de nos
    consuls, et versé aujourd'hui aux Archives des Affaires étrangères
    américaines. Au début de Juillet, 2.000 Arméniens amélés - nom sous
    lequel les Turcs désignent les soldats rabaissés à l'emploi d'ouvriers
    - furent renvoyés de Harpoot pour construire des routes. Les Arméniens
    de cette ville, comprenant la signification de cet ordre, intercédèrent
    auprès du gouverneur ; mais ce fonctionnaire soutint qu'il ne serait
    pas fait de mal à ces hommes et il pria même le missionnaire allemand,
    M. Ehemann, de calmer la panique, lui donnant sa parole d'honneur
    que les ex-soldats seraient protégés. M. Ehemann crut le gouverneur
    et apaisa la crainte populaire. Cependant, en réalité, la presque
    totalité fut exterminée et les corps de ces victimes jetés dans une
    fosse commune. Un petit nombre réussit, à s'échapper et c'est par
    lui que la nouvelle du massacre fut répandue dans le monde. Quelques
    jours plus tard, 2.000 autres soldats furent pareillement envoyés
    à Diarbekir. Le seul but, en les expédiant en rase campagne, était
    de pouvoir les tuer. Afin de leur rendre toute résistance ou fuite
    impossibles, on laissait systématiquement ces pauvres créatures mourir
    de faim ; des agents du gouvernement, prenant les devants sur la route,
    annonçaient aux Kurdes l'approche de la caravane et leur commandait de
    faire leur devoir. Non seulement les hommes descendaient en masses de
    leurs montagnes pour tomber sur ce régiment affamé et affaibli, mais
    les femmes venaient, armées de couteaux de boucher, afin d'acquérir
    « aux yeux d'Allah le mérite d'avoir tué un Chrétien ».

    Ces massacres n'étaient pas des incidents isolés, j'en pourrais citer
    nombre d'autres tout aussi horribles que celui relaté ci-dessus ;
    dans tout l'Empire ottoman, un système méthodique était appliqué,
    en vue d'anéantir tous les hommes valides, autant pour supprimer ceux
    qui auraient pu créer une nouvelle génération, que pour faire de la
    partie la plus faible de la population une proie facile.

    Si épouvantables que fussent ces massacres de soldats sans défense,
    ils pouvaient être considérés comme la miséricorde et la justice
    elles-mêmes, comparés au traitement infligé aux Arméniens soupçonnés de
    cacher des armes. L'apposition d'affiches dans les villages et villes
    commandant aux Chrétiens d'apporter leurs armes au Quartier Général les
    alarma grandement ; cet ordre ne s'appliquant qu'à eux et non à leurs
    voisins musulmans, ils comprirent le sort qui les attendait. Dans
    bien des cas, toutefois, le peuple persécuté obéit passivement ;
    les fonctionnaires turcs s'emparèrent joyeusement des carabines, qui
    étaient la preuve qu'une « révolution » avait été projetée, et jetèrent
    les victimes en prison, en les accusant de trahison. Des milliers
    ne livrèrent pas d'armes, simplement parce qu'ils n'en possédaient
    pas, tandis qu'un nombre supérieur encore refusa obstinément de s'en
    dessaisir, non parce qu'ils complotaient de se soulever, mais parce
    qu'ils se proposaient de défendre leurs propres vies et l'honneur de
    leurs femmes, menacé d'outrages, ils ne l'ignoraient pas. Les supplices
    que subirent ces récalcitrants forment un des chapitres les plus hideux
    de l'histoire contemporaine. Beaucoup d'entre nous s'imaginent que,
    depuis longtemps, la torture a cessé d'être une mesure administrative
    et judiciaire ; cependant je ne crois pas que les âges les plus
    barbares présentèrent jamais de scènes plus horribles que celles
    qui se déroulèrent maintenant d'un bout à l'autre de la Turquie. Les
    gendarmes turcs ne respectaient rien ; sous le prétexte de rechercher
    les armes cachées, ils saccageaient des églises, profanaient les
    autels et les objets du culte et se divertissaient à parodier les
    cérémonies chrétiennes. Ils battaient les prêtres jusqu'à ce que
    ceux-ci perdissent connaissance, prétextant qu'ils encourageaient
    la sédition. Quand ils ne pouvaient découvrir de munitions dans les
    églises, ils armaient parfois les évêques et les prêtres de fusils,
    de pistolets et d'épées, puis les traduisaient en conseil de guerre,
    sous l'accusation de possession d'armes prohibées par la loi, et les
    conduisaient ainsi dans les rues, dans le seul but de provoquer la
    colère fanatique de la foule. Les gendarmes ne traitaient pas mieux les
    femmes que les hommes. Tels cas sont enregistrés, où de malheureuses
    Arméniennes accusées de dissimuler des armes, furent dépouillées de
    leurs vêtements et fouettées avec des branches fraîchement coupées,
    corrections qui n'étaient même pas épargnées à celles qui allaient être
    mères. Les viols accompagnaient si communément ces perquisitions, qu'à
    l'approche de la police, les femmes et les jeunes filles arméniennes
    se réfugiaient dans les forêts ou les antres des montagnes.

    Comme mesure préliminaire à ces opérations, les hommes robustes des
    villages et des villes étaient arrêtés et conduits en prison. Là,
    leurs bourreaux mettaient une habileté infernale à les amener à se
    déclarer eux-mêmes « révolutionnaires » et à révéler la cachette de
    leurs armes. Une pratique courante consistait à placer le prisonnier
    dans une pièce dont les issues étaient gardées par des Turcs. La
    procédure commençait souvent par la bastonnade. Cette forme de torture
    est assez fréquente en Orient : le bourreau frappe la plante des
    pieds du patient avec une mince baguette ; tout d'abord, la douleur
    n'est pas trop forte, mais à mesure que le supplice se poursuit avec
    lenteur, elle devient terrible ; les chairs gonflent, éclatent, et
    il n'est pas rare, qu'après avoir été soumis à pareil traitement les
    pieds doivent être amputés. Les gendarmes l'infligeaient à la victime
    jusqu'à ce qu'elle s'évanouît ; ils la ranimaient en lui jetant
    de l'eau au visage et recommençaient. S'ils ne réussissaient pas à
    faire parler le malheureux, ils avaient beaucoup d'autres moyens de
    persuasion ; ils lui arrachaient les sourcils et la barbe, puis les
    ongles; ils lui appliquaient sur la poitrine des fers rougis au feu,
    enlevaient les chairs avec des pinces chauffées à blanc et versaient
    ensuite du beurre bouillant dans les blessures. Parfois, les gendarmes
    clouaient les mains et les pieds du condamné sur des pièces de bois -
    évidemment en imitation de la crucifixion, et pendant que le martyr
    se tordait dans la douleur, ils lui criaient : « Dis maintenant à
    ton Christ de venir te secourir ! »

    Ces tourments barbares - et nombre d'autres que je renonce à décrire -
    étaient généralement pratiqués pendant la nuit. On postait à l'entour
    des prisons des Turcs qui battaient du tambour et lançaient des coups
    de sifflet, afin que les cris perçants des victimes ne fussent pas
    entendus des voisins.

    Dans des milliers de cas, les Arméniens torturés ainsi avaient refusé
    de livrer leurs armes, simplement parce qu'ils n'en possédaient pas.
    Toutefois, ne pouvant convaincre leurs bourreaux, ils prirent
    l'habitude, à leur approche, d'acheter des armes à leurs voisins
    turcs, afin de pouvoir les remettre et échapper à ces épouvantables
    représailles. Un jour, je discutai ces procédés avec Bedri Bey,
    le préfet de police de Constantinople. Bedri décrivit avec un
    plaisir répugnant les tortures infligées ; il ne cachait pas que le
    gouvernement en était l'instigateur et, comme tous les fonctionnaires
    turcs, il approuvait ce traitement de la race abhorrée. Il me raconta
    que les détails des opérations étaient discutés aux réunions du
    Comité Union et Progrès. Chaque nouvelle méthode de martyre était
    saluée comme une découverte magnifique, et les membres assistant
    régulièrement à ces conseils se perdaient en efforts pour inventer
    quelque chose d'original. Il me révéla ainsi qu'ils étudiaient
    passionnément les rapports de l'Inquisition espagnole et autres
    monuments classiques de torture et adoptaient toutes les suggestions
    qu'ils y découvraient. Bedri ne me communiqua pas le nom de celui qui
    remporta le prix dans ce triste concours, mais en Arménie, Djevdet
    Bey, le Vali de Van dont j'ai signalé plus haut l'activité, avait
    la réputation d'être le plus infâme parmi les bourreaux ; dans tout
    le pays, il reçut le sobriquet de « maréchal ferrant de Bashkalé »,
    car ce connaisseur en cruautés avait inventé, ce qui était peut-être
    le chef-d'oeuvre suprême - de clouer des fers à cheval aux pieds de
    ses victimes !

    Cependant, ces exploits ne constituèrent pas, ce que les journaux
    du temps dénommaient communément les « atrocités arméniennes » ; ils
    n'étaient que les opérations préalables de l'extermination d'une race.
    Les Jeunes Turcs déployèrent un génie supérieur à celui de leur
    prédécesseur, Abdul Hamid. L'ordre du Sultan déposé était uniquement
    : « tuer, tuer », alors que la démocratie ottomane imagina un plan
    plus parfait. Au lieu de massacrer en bloc la nation arménienne, elle
    résolut maintenant de la déporter. Dans la région sud et sud-est de
    l'Empire se trouvent le désert syrien et la vallée de la Mésopotamie.
    Bien qu'une partie de cette étendue ait présenté jadis l'aspect
    d'une civilisation florissante, après cinq siècles de domination
    turque, elle n'est plus aujourd'hui qu'une région inculte, triste,
    désolée, sans villes ni bourgs, ni animation d'aucune sorte, peuplée
    seulement par quelques tribus de Bédouins, sauvages et fanatiques
    ; seul un labeur assidu, poursuivi de nombreuses années, pourrait
    la transformer en un lieu habitable pour une population de quelque
    importance. Les chefs du gouvernement annoncèrent maintenant leur
    intention de réunir les 2.000.000 d'Arméniens ou plus, résidant dans
    les différentes parties de l'Empire, et de les conduire dans cette
    contrée dévastée et inhospitalière. Cette mesure, prise de bonne foi,
    eût déjà représenté le comble de la cruauté et de l'injustice. Les
    Arméniens, pour la plupart, ne sont pas agriculteurs ; ils ont surtout
    des aptitudes commerciales et industrielles ; quoiqu'un grand nombre
    d'entre eux cultivent des fermes et se louent comme bergers, beaucoup
    habitent les villes et les bourgs importants, et, comme je l'ai dit,
    constituent la force économique du pays. S'emparer de ces peuples
    par milliers et les envoyer dans une des régions les plus stériles de
    l'Asie eût été une mesure spoliatrice des plus inhumaines. En réalité
    les Turcs n'eurent jamais la moindre intention d'établir les Arméniens
    dans ce nouveau pays. Ils savaient que la grande majorité des victimes
    n'atteindrait pas sa destination et que la soif et l'inanition auraient
    raison de ceux qui y parviendraient, ou bien encore qu'ils seraient
    tués par les tribus mahométanes et peuplades sauvages du désert. Le
    but véritable de la déportation était le vol et la destruction ;
    elle n'était en fait qu'une nouvelle méthode d'extermination. Quand
    les autorités ottomanes donnèrent l'ordre de ces déportations, elles
    délivrèrent simplement l'arrêt de mort de toute une race ; elles le
    comprenaient bien ainsi et dans nos entretiens ne cherchèrent pas à
    s'en cacher.

    Pendant le printemps et l'été de 1915, les opérations se
    poursuivirent. Parmi les plus grandes villes, seules Constantinople,
    Smyrne et Aleppo furent épargnées ; tous les autres endroits, habités
    par une seule famille arménienne, devinrent aussitôt le théâtre de ces
    tragédies indescriptibles. Rarement un Arménien, quels que fassent son
    éducation, sa fortune ou son rang social, fut dispensé d'obéir. Dans
    certains villages, des affiches furent placardées, enjoignant à
    toute la population arménienne de se présenter à un lieu public,
    à une heure déterminée - généralement, un ou deux jours d'avance -
    ; dans certains cas, le crieur de la ville parcourait les rues,
    transmettant les instructions verbalement. Dans d'autres endroits
    encore, pas le moindre avertissement n'était donné : les gendarmes
    survenaient dans une maison arménienne et ordonnaient à tous les
    habitants de les suivre ; ils emmenaient des femmes occupées à leurs
    travaux domestiques, sans leur permettre de changer de vêtements. La
    police tombait tout d'abord sur elles comme l'éruption du Vésuve
    surprit Pompéi ; elles étaient forcées d'abandonner leur lessive,
    les petits étaient arrachés du lit, le pain restait dans le four à
    moitié cuit, le repas de famille mangé en partie, les enfants enlevés
    de leur classe, leurs livres demeurant ouverts à la leçon du jour,
    les hommes étaient obligés de laisser leur charrue dans les champs
    et leur bétail sur le versant de la montagne. Des femmes mêmes,
    qui venaient d'être mères, se voyaient contraintes de se lever et de
    rejoindre la foule frappée de panique, leurs bébés dormant dans leur
    bras. C'est à peine s'il leur était possible d'attraper à la hâte un
    châle, une couverture, peut-être quelques miettes de nourriture ; et
    c'était tout ce qu'elles emportaient de leur foyer ! A leurs questions
    affolées : « où allons-nous ? » les gendarmes condescendaient seulement
    à répondre : « A l'intérieur ».

    Dans certains cas, il était accordé quelques heures aux expatriés,
    exceptionnellement quelques jours, pour disposer de leurs biens et de
    leurs ustensiles de ménage ; mais la chose se réduisait naturellement
    à un simple vol. Ils ne pouvaient vendre qu'aux Turcs, et acheteurs
    comme vendeurs, sachant qu'il leur fallait liquider en un jour ou
    deux le produit d'entassements d'une vie entière, les prix obtenus
    n'atteignaient qu'une faible fraction de la valeur des objets ; des
    machines à coudre étaient payées un ou deux dollars, une vache se
    vendait un dollar, l'ameublement suffisant pour toute une maison s'en
    allait pour une bagatelle. Souvent défense était faite aux Arméniens
    de vendre et aux Turcs d'acheter, même à ces conditions dérisoires ;
    sous prétexte que le gouvernement se proposait de liquider leurs biens
    pour payer les créanciers qu'ils laisseraient inévitablement derrière
    eux, on mettait au garde-meuble leur mobilier ou on l'entassait sur
    les places publiques, puis on le livrait simplement au pillage de la
    population ottomane, hommes et femmes. Ou encore, les fonctionnaires
    informaient les Arméniens qu'ils n'avaient pas le droit de vendre leur
    maison, puisque leur déportation n'était que temporaire et qu'ils
    reviendraient après la guerre. Mais à peine avaient-ils quitté le
    village, que des mohadjirs mahométans - immigrants d'autres régions de
    la Turquie - s'installaient dans leurs habitations. On les dépouillait
    aussi de toutes leurs valeurs, argent, bagues, montres et bijoux pour
    les mettre soi-disant « en sûreté » dans les postes de police, jusqu'à
    leur retour; en vérité le tout était aussitôt distribué aux Turcs.
    Cependant tous ces vols n'étaient rien à côté des scènes horribles
    et angoissantes qui se déroulaient constamment.

    L'extermination systématique des hommes se poursuivait : ceux, que
    les persécutions décrites plus haut avaient épargnés, étaient alors
    traités de façon plus odieuse. Avant le départ des caravanes, on
    avait pris l'habitude de séparer les jeunes gens de leurs familles,
    de les attacher ensemble par groupes de quatre et de les conduire
    dans les faubourgs de la ville, pour être fusillés. Ou bien on les
    pendait en public, sans les juger, pour le seul motif qu'ils étaient
    Arméniens. Les gendarmes s'en prenaient surtout à ceux qui avaient
    quelque éducation ou quelque influence. Je recevais sans cesse des
    rapports de consuls américains et de missionnaires, au sujet de ces
    exécutions, dont je n'oublierai jamais certains détails. A Angora,
    tous les hommes de quinze à soixante-dix ans furent arrêtés, liés
    par quatre et emmenés sur la route de Caesarea ; après avoir marché
    pendant cinq ou six heures, ils arrivèrent dans une vallée retirée,
    ou des bandes de paysans turcs les attaquèrent, armés de gourdins,
    marteaux, haches, faux, bêches et scies, - instruments supérieurs
    aux canons et pistolets, prolongeant non seulement l'agonie mais
    encore ne dépensant ni obus, ni poudre, déclaraient les autorités
    avec satisfaction. Ainsi fut exterminée toute la population mâle
    d'Angora, y compris tous les hommes riches et de bonne éducation,
    dont les corps mutilés furent abandonnés aux bêtes féroces de la
    vallée. Le massacre terminé, paysans et gendarmes se réunirent dans
    le cabaret de l'endroit, pour y comparer leurs rapports et se vanter
    du nombre de « giaours » que chacun d'eux avaient tué.

    A Trébizonde les victimes furent embarquées sur des bateaux et
    expédiées dans la mer Noire, où des gendarmes les rejoignirent,
    les tuèrent et jetèrent leur corps à la mer. Par conséquent, lorsque
    l'ordre était donné aux caravanes de se mettre en route, elles ne se
    composaient plus que de femmes, d'enfants et de vieillards. Tous ceux
    qui auraient pu les secourir avaient été précédemment exécutés. Et
    souvent lorsque la masse des exilés s'ébranlait, le préfet de la
    cité leur souhaitait un ironique « bon voyage ». Avant de partir,
    on offrait parfois aux femmes de se convertir au mahométisme ; or,
    celles qui embrassaient la nouvelle religion n'étaient pas encore
    au bout de leurs souffrances. On les forçait à abandonner leurs
    enfants à un prétendu « Orphelinat mahométan » afin d'y être élevés
    en disciples fidèles du Prophète ; tandis qu'elles-mêmes devaient
    prouver la sincérité de leur conversion en renonçant à leurs maris
    chrétiens pour épouser des Mahométans ; toutefois si le prétendant
    n'était point foncièrement dévot, la nouvelle convertie était déportée
    malgré ses protestations de foi islamique.

    Tout d'abord, le gouvernement avait paru disposé à protéger ces masses
    en route pour l'exil : les officiers les divisaient en convois de
    plusieurs centaines ou de plusieurs milliers. De temps en temps, les
    autorités civiles fournissaient des chars à boufs où s'entassaient les
    meubles que les déportés avaient pu réunir à la hâte. Un détachement
    de gendarmes escortait chaque convoi, en apparence pour le guider et
    le protéger. Des femmes, peu vêtues, portant leurs enfants sur les
    bras ou sur le dos, cheminaient à côté de vieillards qui marchaient
    clopin-clopant, aidés de leur bâton. Des enfants couraient le long du
    cortège, amusés par ce qui leur semblait un nouveau divertissement. çà
    et là quelque particulier, favorisé de la fortune, emmenait avec lui
    un cheval ou un âne ; parfois aussi un fermier avait pu sauver une
    vache ou une brebis qui s'avançait péniblement à ses côtés, tandis
    que tout un choix d'animaux domestiques, chiens, chats et oiseaux,
    complétaient ce bizarre et lamentable assemblage.

    Il en partait ainsi des milliers de villes et de villages arméniens,
    couvrant toutes les routes dans la direction du sud, soulevant à
    leur passage des nuages de sable et abandonnant sur leur parcours des
    débris de toutes sortes : chaises, couvertures, draps, ustensiles de
    cuisine et autres objets encombrants.

    Au départ, ces malheureux ressemblaient encore à des créatures humaines
    ; mais après quelques heures, lorsque la poussière du chemin avait
    flétri leur visage et leurs habits, et que la boue avait durci sur
    leurs pieds, souvent harassés de fatigue ou annihilés par la brutalité
    de leurs conducteurs, ils n'avaient plus l'air que d'animaux inconnus
    et étranges. Néanmoins pendant près de six mois, d'avril à octobre
    1915, presque toutes les grandes voies d'Asie Mineure débordèrent
    de ces hordes d'exilés. On aurait pu les voir longeant les vallées,
    ou grimpant les flancs de presque toutes les montagnes, marchant et
    marchant encore sans savoir où, sinon que chaque sentier menait à la
    mort. Villages après villages, villes après villes, furent dépouillés
    de leur population arménienne, dans des conditions similaires. Pendant
    ces six mois, autant qu'on en puisse juger, environ 1.200.000
    personnes furent dirigées sur le désert de Syrie. « Priez pour nous
    », disaient-ils en quittant les foyers que deux mille cinq cents ans
    auparavant leurs ancêtres avaient fondés. « Nous ne vous reverrons
    plus sur cette terre, mais nous vous retrouverons un jour. Priez pour
    nous ! » Ils avaient à peine quitté le sol natal que les supplices
    commençaient ; les chemins qu'ils devaient suivre n'étaient que des
    sentiers de mulets où se disloquait la procession, transformée en
    une cohue informe et confuse. Les femmes étaient séparées de leurs
    enfants et les maris de leurs femmes. Les vieillards restaient derrière
    épuisés, les pieds endoloris. D'un autre côté, les conducteurs de
    chars à boufs, après avoir extorqué à leurs clients leur dernier sou,
    les jetaient à terre, eux et leurs biens, faisaient demi tour et
    s'en retournaient au village, en quête de nouvelles victimes. Ainsi
    donc en peu de temps tous, jeunes et vieux, se trouvaient forcés de
    voyager à pied; et les gendarmes, que le gouvernement avait envoyés
    soi-disant pour protéger les exilés, se transformaient en véritables
    bourreaux. Ils les suivaient baïonnette au canon, éperonnant quiconque
    faisait mine de ralentir l'allure. Ceux qui essayaient de s'arrêter
    pour reprendre haleine, ou qui tombaient sur la route, brisés de
    fatigue, étaient brutalisés et contraints de rejoindre au plus vite
    la masse houleuse. Ils maltraitaient même les femmes enceintes,
    et si l'une d'elles, comme cela arriva plus d'une fois, accouchait
    le long de la route, ils l'obligeaient à se lever immédiatement
    et à rejoindre la caravane. D'autre part, pendant tout le voyage,
    il fallut sans cesse se battre contre les habitants mahométans. Des
    détachements de gendarmes partaient en tête, pour annoncer aux tribus
    Kurdes que leurs victimes approchaient et aux paysans turcs que leur
    désir était enfin réalisé. Le gouvernement lui-même ouvrit les prisons
    et relâcha les criminels, à la condition qu'ils se conduiraient en bons
    Mahométans à leur approche. Ainsi chaque convoi avait à défendre son
    existence contre plusieurs catégories d'ennemis : les gendarmes qui
    les escortaient, les paysans des villages turcs, les tribus kurdes
    et les bandes de Chétés ou brigands. Et nous ne devons pas oublier
    que les hommes, qui auraient pu protéger ces infortunés, avaient
    presque tous été tués, ou avaient dû s'enrôler comme travailleurs,
    et que les malheureux déportés avaient été systématiquement dépouillés
    de leurs armes avant l'exode forcé !

    A quelques heures de marche du point de départ, les Kurdes accouraient
    du haut de leurs montagnes, se précipitaient sur les jeunes filles et,
    relevant leurs voiles, enlevaient les plus jolies ainsi que les enfants
    qui leur plaisaient, et pillaient sans pitié toute la caravane, volant
    l'argent ou dérobant les provisions, abandonnant ainsi les malheureux
    à la faim et à la détresse. Ils les dépouillaient de leurs vêtements
    et laissaient parfois hommes et femmes complètement nus. Et tandis
    qu'ils pillaient, tuaient et massacraient, les cris des vieillards et
    des femmes augmentaient l'angoisse et l'épouvante générales. Tous ceux
    qui échappaient aux attaques en rase campagne subissaient de nouvelles
    horreurs dans les villages mahométans. Là des voyous turcs tombaient
    sur les femmes qui, ne pouvant supporter leurs terribles épreuves,
    mouraient ou devenaient folles. Après une nuit passée dans un hideux
    campement de ce genre, les exilés (plutôt ceux qui avaient survécu
    !) repartaient le lendemain matin. La férocité des gendarmes semblait
    augmenter avec la durée du voyage, furieux de ce qu'une partie de la
    caravane résistât encore. Les Arméniens mouraient par centaines de
    faim et de soif, et même lorsqu'ils arrivaient près d'une rivière,
    les gendarmes, pour le plaisir de les faire souffrir, refusaient de
    les laisser boire. Le soleil ardent du désert dévorait leur corps à
    travers leurs légers vêtements ; d'autres, à force de marcher pieds
    nus sur le sable brûlant, tombaient inanimés par milliers, et malheur à
    eux ! car ils étaient tués sur place ; de sorte qu'au bout de quelques
    jours, la caravane n'était plus qu'une horde trébuchante de squelettes,
    recouverts de poussière, dévorant tout ce qu'ils trouvaient sur leur
    chemin, affolés par les spectacles affreux qui se déroulaient sans
    cesse devant leurs yeux, épuisés par toutes les maladies qu'entraînent
    de telles privations, et cependant obligés de marcher, et de marcher
    toujours, sous les coups de fouet, de massue et les baïonnettes de
    leurs bourreaux.

    Ainsi une autre caravane s'égrenait derrière les misérables qui
    avait encore la force d'avancer : celle des morts et des corps sans
    sépulture, des vieillards et des femmes agonisantes, atteints du
    typhus, de la dysenterie et du choléra, des petits enfants étendus
    sur le dos, réclamant une, dernière fois de leurs cris plaintifs de
    l'eau et un peu de nourriture. Il y eut des mères qui supplièrent des
    étrangers de sauver leurs enfants et qui, sur un refus, les jetèrent
    dans des puits, ou les abandonnèrent derrière des buissons pour
    qu'ils puissent au moins y mourir en paix. Une troisième catégorie
    de retardataires était formée par les jeunes filles vendues comme
    esclaves, souvent pour un medjidie (environ 80 cent.) et qui, après
    avoir assouvi les désirs brutaux de leurs acheteurs, étaient livrées
    à la prostitution. Une file de campements, remplis de malades et de
    moribonds mêlés aux cadavres sans sépulture, ou a demi-enterrés,
    marquait la direction aux masses mouvantes qui avançaient. Des
    essaims de vautours les suivaient dans l'air, et des chiens affamés
    se disputaient les corps des morts.

    Mais les scènes les plus horribles se déroulèrent au bord des rivières
    et en particulier près de l'Euphrate. Quelquefois, en traversant ce
    fleuve, les gendarmes y poussaient les femmes, tirant sur celles qui
    essayaient de fuir à la nage. Souvent aussi, elles s'y précipitaient de
    leur plein gré avec leurs enfants pour sauver leur honneur. « Dans la
    dernière semaine de juin (je cite un rapport consulaire) un certain
    nombre d'Arméniens d'Erzeroum furent déportés, sériés en plusieurs
    convois, se suivant à peu de jours d'intervalle; ils moururent en
    route, soit tués ou noyés. Une Mme Zaronhi, personne d'un certain âge
    et assez riche, ayant été jetée dans l'Euphrate, réussit à s'accrocher
    à une roche de la rivière, d'où elle gagna la rive et retourna à
    Erzeroum pour se cacher chez un ami turc. Elle raconta au prince
    Argoutinsky, le représentant de l'Union Urbaine russe d'Erzeroum,
    qu'elle frissonnait encore au souvenir des centaines d'enfants
    passés à la baïonnette par les Turcs et précipités dans l'Euphrate,
    et des hommes et des femmes entièrement dépouillés de leurs vêtements,
    attachés ensemble par centaines, fusillés et jetés dans le fleuve.
    Près de Erzinghan, ajouta-t-elle, là où l'Euphrate forme une boucle,
    des milliers de cadavres obstruaient à tel point le courant, que le
    fleuve modifia son cours sur plus de 100 mètres. »

    C'est absurde de la part du gouvernement turc d'affirmer qu'il fut
    toujours guidé par l'intention sincère de « transporter les Arméniens
    dans de nouveaux foyers », et ces détails navrants ne prouvent que
    trop bien le but véritable d'Enver et de Talaat : l'extermination pure
    et simple. Combien y en eut-il de ces malheureux qui atteignirent
    leur destination? Les épreuves endurées par une seule caravane
    montrent comment une prétendue déportation se changea vite en une
    destruction complète. Je tiens ces renseignements directement du
    consul américain à Aleppo ; ils sont maintenant versés aux Archives
    de notre Ministère des Affaires étrangères à Washington. Le 1er
    juin, un convoi de 3.000 Arméniens, pour la plupart des femmes, des
    jeunes filles et des enfants quitta Harpoot. Suivant la coutume, le
    gouvernement les fit escorter par 70 gendarmes, sous la direction d'un
    chef turc... Bey, qui devinrent bientôt, non point leurs protecteurs,
    mais leurs bourreaux. A peine les déportés s'étaient-ils mis en marche
    que... Bey leur extorqua 400 livres, sous prétexte d'en prendre
    soin jusqu'à leur arrivée à Malatia ; dès qu'il les eut dépouillés
    de cet argent, qui aurait pu leur procurer un peu de nourriture,
    il disparut, les abandonnant tous à la pitié généreuse des gendarmes
    ! Jusqu'à Ras-ul-Ain, première station sur la ligne de Bagdad, la vie
    des voyageurs ne fut qu'une suite d'horreurs et de souffrances. Les
    policiers partirent devant, pour annoncer aux tribus sauvages des
    montagnes l'approche de plusieurs milliers de femmes et de jeunes
    filles arméniennes. Les Arabes et les Kurdes enlevèrent ces dernières,
    tandis que les montagnards s'attaquaient aux femmes et que l'escorte
    prenait aussi part à l'orgie. L'un après l'autre, les quelques hommes
    du convoi furent tués, Quelques femmes avaient réussi à soustraire,
    dans leur bouche et leur chevelure, quelque argent à la cupidité
    de leurs persécuteurs, et en achetèrent des chevaux que les Kurdes
    finirent cependant par leur voler. Deux jours après, ces derniers
    passèrent en revue la caravane, comptèrent les hommes qui restaient
    et en ayant trouvé environ 150, de quinze à quatre-vingt-dix ans,
    ils les emmenèrent et les massacrèrent jusqu'au dernier. Ce même
    jour un autre convoi, parti de Sivas, se joignit à celui de Harpoot,
    tous deux formant alors une agglomération de 18.000 personnes.

    Un autre bey kurde prit le commandement, ce qui, à ses yeux, n'était
    comme pour ses collègues qu'une simple occasion de piller, d'outrager
    et de tuer. Ce chef de bande convoqua tous ses compagnons et les invita
    à faire ce qu'il leur plairait de cette masse d'exilés. Chaque jour et
    chaque nuit, les plus jolies filles disparaissaient ; quelquefois elles
    revenaient dans un état lamentable qui révélait leurs souffrances. Les
    traînards, que l'âge, les infirmités et la maladie empêchaient de
    suivre étaient massacrés sur le champ. Chaque fois qu'ils arrivaient
    dans un nouveau village, les vagabonds de l'endroit étaient autorisés
    à s'emparer des jeunes Arméniennes. Lorsque les rangs éclaircis
    des exilés atteignirent l'Euphrate, ils aperçurent 200 cadavres qui
    flottaient à la surface de l'eau ; ils avaient successivement été
    dépouillés de tout, sauf de quelques haillons que les Kurdes leur
    enlevèrent plus tard ; le convoi tout entier marcha pendant cinq
    jours, sans vêtements, sous le soleil brûlant du désert ; pendant
    cinq autres jours ils n'eurent pas un seul morceau de pain et pas
    une goutte d'eau ! « Des centaines tombaient morts sur la route, dit
    le rapport. Leur langue était noire comme du charbon et lorsqu'ils
    aperçurent enfin une fontaine, il s'y précipitèrent tous d'un seul
    coup ; mais les agents, leur barrant la route, leur défendirent de se
    désaltérer, car leur intention était de vendre l'eau à raison de une
    à trois lires la tasse et quelquefois même ils la refusaient, après
    avoir accepté l'argent. A un autre endroit, où il y avait des puits,
    quelques femmes s'y précipitèrent, n'ayant ni seau, ni corde pour
    puiser. Elles s'y noyèrent, ce qui n'empêcha pas leurs compagnons
    de boire de cette eau empoisonnée par les cadavres. Parfois aussi,
    quand les puits étaient peu profonds et qu'elles pouvaient y descendre
    et remonter, les autres se jetaient sur elles pour lécher ou sucer
    leurs vêtements humides et sales, tant ils avaient soif. Quelquefois
    les habitants des villages avaient pitié d'eux, leur donnaient de
    vieux morceaux de toile pour se couvrir, tandis que ceux qui avaient
    encore de l'argent achetaient des vêtements ; mais il y en eut qui
    durent marcher ainsi jusqu'à la ville d'Aleppo. Les pauvres femmes
    honteuses osaient à peine marcher et avançaient courbées en deux. »

    Le dix-septième jour, quelques-uns seulement arrivèrent à Aleppo. Des
    deux convois réunissant 18.000 exilés, exactement 150 femmes et
    enfants parvinrent à destination. Quelques-unes des autres, les
    plus séduisantes, vivaient encore captives des Kurdes et des Turcs ;
    tout le reste était mort.

    Mon seul but en insistant sur ces horribles faits est que, sans
    détails, les lecteurs anglais ne pourraient se faire une idée exacte
    de cette nation que l'on appelle la Turquie, et encore j'ai omis les
    éléments les plus affreux, car un récit complet des orgies sadiques,
    dont ces hommes et femmes arméniens furent victimes, ne saurait
    être publié en Amérique1. Les crimes que l'instinct le plus pervers
    peut imaginer, les raffinements de persécution et d'injustice que
    l'imagination la plus vile peut concevoir, devinrent les malheurs
    journaliers de ce peuple infortuné. Je suis convaincu que l'histoire
    universelle ne contient pas de plus affreux épisode. Les grandes
    persécutions des temps passés semblent presque insignifiantes à côté
    des souffrances endurées par la race arménienne en 1915. Le massacre
    des Albigeois, au début du XIIIe siècle, a toujours été regardé comme
    l'un des événements les plus tristes de l'histoire, car environ 60.000
    personnes en furent victimes ; dans celui de la Saint-Barthélémy,
    environ 30.000 créatures humaines périrent ; les Vêpres Siciliennes,
    qui ont toujours passé pour être l'un des plus démoniaques transports
    de fanatisme, causèrent la mort de 8.000 personnes. On a écrit
    des volumes sur l'Inquisition en Espagne au temps de Torquemada et
    cependant, durant les dix-huit années de son omnipotence, un peu plus
    seulement de 8.000 hérétiques furent suppliciés. Le seul précédent
    dans l'histoire, qui ressemble le plus aux déportations arméniennes,
    semble être l'expulsion des Juifs d'Espagne par Ferdinand et Isabelle.
    Selon Prescott, 160.000 Juifs furent arrachés à leurs foyers et
    disséminés au hasard par toute l'Afrique et l'Europe. Et cependant,
    toutes ces persécutions ne sont rien comparées à celles des Arméniens,
    qui causèrent la mort d'au moins 600.000 et peut-être même 1.000.000 de
    personnes. Mais l'idéal qui inspira ces barbares exécutions pouvait
    être une excuse; elles étaient le résultat du prosélytisme et la
    plupart des instigateurs croyaient sincèrement qu'ils servaient
    fidèlement leur Créateur. Sans aucun doute, la populace turque et
    kurde immolait les Arméniens pour plaire au Dieu de Mahomet, elle y
    était poussée par leur zèle religieux; mais les hommes qui conçurent
    le crime avaient un tout autre but : étant presque tous athées, ne
    respectant pas plus le Mahométisme que le Christianisme, leur unique
    raison fut une question de politique d'Etat, préméditée et impitoyable.

    Les Arméniens ne furent pas la seule race qui eut à souffrir de ce
    projet : « La Turquie aux Turcs ». Ce que je viens de raconter peut
    également, avec quelques modifications, s'appliquer aux Grecs et aux
    Syriens. En fait, les Grecs furent les premières victimes de ce projet
    de nationalisation; j'ai décrit comment, dans les quelques mois qui
    précédèrent la guerre européenne, le gouvernement ottoman commença
    à déporter ses sujets grecs le long de la côte d'Asie Mineure. Ces
    violences ne semblèrent pas intéresser beaucoup l'Europe, ni les
    états-Unis ; cependant, dans l'espace de trois ou quatre mois, environ
    400.000 Grecs furent arrachés du littoral méditerranéen où ils avaient
    vécu si longtemps, et dirigés vers les îles grecques de la mer Egée.
    En général ces déportations méritaient ce nom, car elles ne furent
    pour les condamnés qu'un changement de pays effectué sans massacres.
    Ce fut sans doute l'indifférence du monde civilisé qui encouragea
    les Turcs à user plus tard de ces procédés en grand, non seulement
    avec les Grecs, mais encore avec les Arméniens, avec les Syriens,
    Nestoriens et autres peuples. Bedri Bey avoua même à un de mes
    secrétaires, que la méthode ayant si bien réussi pour les Grecs,
    on avait décidé de l'étendre aux autres races de l'Empire.

    Le martyre des Grecs se déroula en deux phases, la première avant la
    guerre, l'autre au début de 1915. Dans la première, les opérations se
    limitèrent aux Grecs de la côte maritime d'Asie Mineure; dans l'autre,
    on s'attaqua à ceux qui vivaient en Thrace et dans les territoires
    environnant la mer de Marmara, les Dardanelles, le Bosphore et la
    côte de la Mer Noire, et qui furent envoyés, par centaines de mille,
    vers l'intérieur de l'Asie Mineure. Ils furent traités d'une façon
    presque analogue aux Arméniens. Ils furent d'abord incorporés à l'armée
    ottomane, formant des bataillons de travailleurs pour la construction
    de routes dans le Caucase et autres zones de combat. Tout comme les
    Arméniens, ces soldats moururent par milliers de faim, de froid ou
    privations. Toutes les maisons des villages furent fouillées, les unes
    après les autres, pour y prendre les armes cachées, et les habitants
    furent maltraités et torturés comme leurs compagnons arméniens. Ils
    eurent également à subir des réquisitions forcées, qui n'étaient
    qu'un pillage à peine dissimulé. Les Turcs voulurent les obliger à
    se convertir au Mahométisme, enlevèrent les jeunes Grecques, comme
    les Arméniennes, pour leurs harems, et les petits garçons pour les
    cacher chez des Mahométans. Ils les accusaient également de n'être pas
    fidèles au gouvernement ottoman de ravitailler les sous-marins anglais
    dans la mer de Marmara et d'espionner ; enfin de pousser la traîtrise
    jusqu'à attendre avec impatience le jour, où, délivrés du joug ottoman,
    ils retourneraient à leur véritable Patrie ! Cette dernière plainte
    était incontestablement fondée et il était bien naturel, qu'après
    avoir supporté pendant cinq siècles les pires calamités, cette race
    rêvât de libération. Les Turcs, comme dans le cas des Arméniens,
    s'armèrent donc de cette excuse, pour se défaire du peuple tout
    entier et le conduire par groupes, sous la prétendue protection de
    gendarmes turcs, vers l'intérieur, la plupart du temps à pied. Il
    est difficile d'évaluer le nombre exact des exilés ; les estimations
    varient de 200.000 à 1.000.000. Ces caravanes endurèrent de grandes
    privations, mais ne furent point soumises à un massacre général comme
    les Arméniens, ce qui explique l'ignorance du monde extérieur à cet
    égard. Et cependant ce semblant de considération n'était point de la
    pitié : les Grecs, au contraire des Arméniens, avaient un gouvernement
    pour qui le sort de la race était une question d'intérêt vital. A
    cette époque, les alliés des Allemands craignaient généralement que
    la Grèce ne se mît du côté de l'Entente ; l'extermination des Grecs
    en Asie Mineure aurait certainement provoqué un état d'esprit tel,
    que le roi germanophile aurait été incapable d'empêcher son pays
    d'entrer en guerre. Ce fut donc par pure raison d'ordre politique
    que les Grecs, soumis au joug turc, échappèrent aux tourments affreux
    qu'endurèrent les Arméniens. Mais néanmoins leurs souffrances furent
    grandes et constituent un autre chapitre de la longue série de crimes,
    dont la Turquie aura à répondre devant le monde civilisé.

    1) Voir sur cette question : Dr Johannès Lepsius, Président de la
    Deutsche Orient-Mission et de la Société Germano-Américaine. Le ra
    pport secret sur les massacres d'Arménie, publié avec une préface
    par René Pinon, 1 vol. in-16 ; Payot éditeur.

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