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Le génocide arménien : l'extermination (1/3)

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  • Le génocide arménien : l'extermination (1/3)

    Le Monde, France
    29 dec 2011

    Le génocide arménien : l'extermination (1/3)


    Professeur à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS),
    Vincent Duclert est notamment spécialiste de l'affaire Dreyfus. Son
    travail sur les mobilisations intellectuelles l'a amené à s'intéresser
    à la question du génocide arménien, et au-delà, à la vie
    intellectuelle en Turquie. Il a notamment publié un ouvrage sur les
    engagements intellectuels turcs dans les années 2000, L'Europe
    a-t-elle besoin des intellectuels turcs ? (Armand Colin, 2010) à
    travers l'étude de plusieurs pétitions emblématiques de l'évolution de
    la société turque, notamment celle du 15 décembre 2008 de demande de
    pardon aux Arméniens pour la "grande catastrophe" de 1915. La
    traduction de ce livre devait être publiée en Turquie par l'éditeur
    Ragip Zarakolu, mais celui-ci a été arrêté comme "terroriste" le 29
    octobre et ses manuscrits saisis. Vincent Duclert a co-fondé avec
    Hamit Bozarslan, Cengiz Cagla, Yves Deloye, Diana Gonzalez et Ferhat
    Taylan le Groupe international de travail (GIT) "Liberté de recherche
    et d'enseignement en Turquie" (www.gitfrance.fr et
    www.gitinitiative.com)

    Le génocide de 1915 a été précédé par une autre vague de massacres,
    vingt ans plus tôt. En 2006, vous avez édité un discours prononcé par
    Jean Jaurès à la Chambre des députés le 3 décembre 1896, alors que des
    massacres faisaient rage dans l'Empire ottoman (Il faut sauver les
    Arméniens, Mille et une nuits). Le dirigeant socialiste soulignait que
    les tueries s'accompagnaient de la volonté de dissimuler ce qui était
    en train de se produire. En quoi était-ce inédit ?

    La volonté de dissimulation des massacres au XIXe siècle, notamment
    ceux commis par les Turcs contre les Grecs dans la guerre
    d'indépendance (1822-1830), est récurrente. Mais le fait nouveau ici
    est le caractère organisé de cette dissimulation. Le pouvoir du sultan
    Abdulhamid II (1876-1909) en vient à payer la presse européenne pour
    qu'elle ne parle pas de ces massacres. C'est ce que dénonce aussi
    Jaurès à la tribune.

    Comment caractériseriez-vous les massacres de 1894-1896 ?

    Plus de 200 000 personnes ont été massacrées, mais à cela s'ajoute un
    processus de spoliation, et même d'humiliation de tout un peuple, qui
    accélère un phénomène déjà ancien. Or, la dégradation collective et
    individuelle favorise la réalisation des génocides : plus une
    population est bien intégrée, moins il est facile de la faire
    disparaître. Les grands massacres de 1894-1896 rendent possible le
    génocide de 1915. Ils sont aussi pré-génocidaires dans la manière dont
    la mort est administrée.

    Il y a eu un acharnement sur les corps, une volonté de destruction des
    familles et des communautés, une cruauté exceptionnelle dans la mise à
    mort des personnes. Dans les régions d'Anatolie où les Arméniens,
    parfois, étaient majoritaires (la Grande Arménie), les tueries sont
    perpétrées par des populations musulmanes et par des régiments
    "hamidiés", une cavalerie kurde placée sous l'autorité du sultan.

    A Constantinople, c'est le petit peuple arménien, celui qui travaille
    par exemple dans le bazar, qui est massacré. Des stocks de gourdins,
    un instrument redoutable pour briser les crnes, avaient été
    auparavant écoulés dans toute la ville. Il faut se souvenir qu'au
    Rwanda, avant le déclenchement du génocide de 1994, des importations
    massives de machettes avaient été réalisées... Lorsque les Arméniens
    protestent contre les tueries, leurs manifestations sont décimées par
    la même violence, avec ou sans l'aide des forces armées.

    Comment et pourquoi ces massacres pré-génocidaires s'arrêtent-ils ?

    D'abord, le sultan estime qu'il est arrivé à ses fins, notamment la
    réduction du pourcentage d'Arméniens en Anatolie. Et puis les
    pressions internationales, celle du gouvernement anglais et,
    finalement, celle du gouvernement français (la pression de Jaurès et
    des intellectuels a fini par payer) commencent à agir. Mais si les
    massacres s'arrêtent, la persécution continue. Des Arméniens prennent
    le chemin de l'exil. Et un nouveau massacre pré-génocidaire
    s'accomplit en 1909 à Adana et en Cilicie, impliquant cette fois la
    responsabilité du nouveau régime jeune-turc qui a mis fin à la
    tyrannie du "sultan rouge" Abdulhamid II.

    Peut-on dire que c'est l'effondrement de l'Empire ottoman qui produit
    le génocide ?

    La perte progressive des territoires européens, au XIXe siècle, et les
    prétentions russes dans le Caucase, font peu à peu basculer l'Empire,
    jusque-là fondé sur une coexistence relativement pacifique entre les
    communautés, dans l'ultra-nationalisme. Or la modernisation de
    l'Empire est venue profondément de cet ancrage européen. C'est là que
    s'est développé le mouvement Jeune-Turc. Le sentiment d'un Empire
    assiégé, menacé en Europe et dans le Caucase, nourrit une rhétorique
    sur l'ennemi intérieur. Au final, les Arméniens, qui passaient pour la
    minorité la plus fidèle, deviennent désignés comme des traîtres en
    puissance parce qu'ils constituent la minorité la plus nombreuse.

    Les Grecs sont vus comme moins menaçants : ils ont leur pays. Les
    Arméniens, eux, n'ont pas de foyer national. On les accuse d'être les
    agents des puissances européennes qui se disputent le contrôle des
    ressources de l'Empire ottoman... Dans le même temps, avec les pertes de
    territoires, des milliers de musulmans chassés d'Europe s'implantent
    au c`ur de l'Anatolie. Ils y transportent leur humiliation, leur haine
    du Chrétien, de l'Européen, et y transfèrent les pratiques de violence
    extrême produites par les guerres balkaniques. Ces populations seront
    très sensibles à la propagande ultra-nationaliste et anti-chrétienne
    de l'Empire ottoman finissant.

    Peu à peu s'impose l'idée que l'Empire doit se ressourcer dans sa
    nature turque. Ce mouvement s'accompagne d'un racialisme qui fait des
    chrétiens, notamment les Arméniens, un danger mortel pour cette
    "turcité" proclamée.

    Mais la réponse nationaliste n'est pas la seule : le déclin de
    l'Empire ottoman suscite aussi une réponse libérale de la part des
    Jeunes-Turcs, qui se diviseront ensuite entre libéraux et
    nationalistes (dits "unionistes"). C'est ce dernier courant qui
    triomphe à partir de 1909 puis à la veille de la Première Guerre
    mondiale.

    Les massacres de 1894-1896 sont dénoncés très fortement à l'étranger.
    Mais qu'en est-il à l'intérieur de la Turquie ?

    Le sultan Abdulhamid nie ces massacres, mais les réseaux diplomatiques
    européens, et le maillage des écoles missionnaires, notamment
    anglaises et américaines, recueillent et diffusent l'information.
    L'élite jeune-turque se renforce contre la tyrannie hamidienne. Les
    leaders arméniens contribuent fortement à cette opposition libérale.

    Y a-t-il parallèlement une revendication indépendantiste arménienne ?

    Pour les Arméniens, la révolution des Jeunes-Turcs, en 1908-1909, va
    représenter un grand espoir. La liberté allait être apportée à
    l'Empire ottoman ; ils vont en conséquence se battre pour elle. C'est
    d'ailleurs une des autres raisons qui feront d'eux une cible
    prioritaire de la dictature unioniste à travers le génocide. Qu'il y
    ait eu dans certains groupes ou partis des revendications
    d'indépendance nationale, c'est vrai. Mais l'essentiel du mouvement
    arménien se projette dans une modernisation et une démocratisation en
    profondeur de l'Empire.

    Pourquoi les événements de 1915 seront-ils si différents ?

    D'abord on a affaire à un nouveau pouvoir, la dictature des membres du
    Comité Union et Progrès, qui ont pris le pouvoir en 1913 après
    l'effondrement des guerres balkaniques. Cette faction liée à
    l'Allemagne, globalement favorable à la guerre, est traversée par des
    conceptions racialistes et pan-turquistes.

    La défaite contre l'armée tsariste à Sarikamish, dans le Caucase, en
    janvier 1915, précipite la décision de déporter les Arméniens aux fins
    d'extermination. Officiellement, il faut les éloigner du front pour
    éviter qu'ils ne jouent le rôle de cinquième colonne. Mais l'argument
    ne tient pas : les Arméniens restent fidèles à l'Empire, ils
    combattent loyalement dans l'armée ottomane. La première des tches du
    gouvernement unioniste sera d'éliminer ces officiers et soldats
    arméniens loyaux, affaiblissent d'autant une armée ottomane en pleine
    retraite.

    La date habituellement retenue pour dater le commencement du génocide
    est le 24 avril 1915, jour d'une grande rafle de notables et
    d'intellectuels à Constantinople. Mais les persécutions ont débuté
    plus de vingt ans plus tôt, comme on l'a vu. Il faut envisager le
    génocide arménien comme un continuum de persécutions, de spoliations
    et de massacres.

    En 1915, les procédures d'élimination sont différentes et l'intention
    génocidaire est clairement constituée : les Arméniens des centres
    urbains (sauf ceux de Constantinople, finalement préservés après la
    grande rafle du 24 avril parce qu'indirectement protégés par les
    ambassades et autres communautés étrangères), sont éloignés pour
    éviter que des grands massacres dans les villes n'entraînent des
    désordres, et ne se produisent sous les yeux des consuls et
    diplomates, autant de témoins oculaires.

    Sans les déplacements de population, il aurait été difficile de
    construire une interprétation de l'histoire selon laquelle
    l'extermination n'a pas eu lieu. Sur les routes d'Anatolie,
    l'extermination est rationnalisée et "peu coûteuse" : elle se fait
    sans témoins ni dégts socio-économiques. Coordonnés par
    l'Organisation spéciale (OS), sorte d'Etat dans l'Etat - police
    politique et administration de la terreur -, les massacres seront
    réalisés par certaines populations locales, surtout kurdes, par des
    bandits de droit commun au service de l'OS, et aussi par les
    détachements réguliers, avec plus ou moins de zèle. De nombreux
    orphelins seront récupérés par les gendarmes.

    L'extermination se fait par l'assassinat massif, la faim et la soif,
    la noyade. Les témoignages insistent particulièrement sur les viols,
    mutilations et massacres de femmes, d'enfants et de nouveaux-nés
    commis par les génocidaires. Les survivants qui arrivent dans le
    désert de Syrie sont précipités vivants dans des grottes, quand
    d'autres trouvent finalement refuge en Cilicie, ou au Dersim, ou
    encore à Alep, là où l'écrivain juif autrichien Franz Werfel
    découvrira des orphelins misérables et décidera d'écrire Les Quarante
    jours de Musa Dagh (1933).

    Que se passe-t-il alors, hors de l'Empire ?

    Les Alliés, ennemis de l'Empire ottoman, ont tout intérêt à révéler
    les preuves de cette extermination. Mais elle est aussi dénoncée par
    des sources plus indépendantes, comme certains missionnaires
    allemands, et par le travail des Américains, notamment l'ambassadeur à
    Constantinople, Henry Morgenthau, qui fait un travail exceptionnel
    pour alerter son gouvernement et l'opinion publique. En France,
    certains parlementaires comme Marcel Cachin se mobilisent. Mais on est
    en situation de guerre totale en Europe, la barbarie est générale, et
    la tragédie arménienne reste au second plan.

    Comment le génocide cesse-t-il ?

    Contrairement aux grands massacres de 1894-1896, le génocide ne
    s'arrête pas. On estime qu'il y avait 1,5 million d'Arméniens dans
    l'Empire en 1896, puis 1,3 million en 1915, à la veille du génocide,
    qui a lui-même fait environ 900 000 morts. Le moment central est
    1915-1916, mais jusqu'à la fin de la guerre, la machine est en action
    et des "génocides miniatures", selon l'expression de l'historien
    Vahakn Dadrian, se produisent - dans le Caucase notamment.

    Propos recueillis par Jérôme Gautheret

    http://www.lemonde.fr/societe/article/2011/12/29/le-genocide-armenien-l-extermination-1-3_1624124_3224.html

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