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Le génocide arménien : le négationnisme d'Etat turc (3/3)

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  • Le génocide arménien : le négationnisme d'Etat turc (3/3)

    Le Monde, France
    29 dec 2011

    Le génocide arménien : le négationnisme d'Etat turc (3/3)


    Professeur à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS),
    Vincent Duclert est notamment spécialiste de l'affaire Dreyfus. Son
    travail sur les mobilisations intellectuelles l'a amené à s'intéresser
    à la question du génocide arménien, et au-delà, à la vie
    intellectuelle en Turquie. Il a notamment publié un ouvrage sur les
    engagements intellectuels turcs dans les années 2000, L'Europe
    a-t-elle besoin des intellectuels turcs ? (Armand Colin, 2010) à
    travers l'étude de plusieurs pétitions emblématiques de l'évolution de
    la société turque, notamment celle du 15 décembre 2008 de demande de
    pardon aux Arméniens pour la "grande catastrophe" de 1915. La
    traduction de ce livre devait être publiée en Turquie par l'éditeur
    Ragip Zarakolu, mais celui-ci a été arrêté comme "terroriste" le 29
    octobre et ses manuscrits saisis. Vincent Duclert a co-fondé avec
    Hamit Bozarslan, Cengiz Cagla, Yves Deloye, Diana Gonzalez et Ferhat
    Taylan le Groupe international de travail (GIT) "Liberté de recherche
    et d'enseignement en Turquie" (www.gitfrance.fr et
    www.gitinitiative.com)

    Comment la recherche sur le génocide arménien avance-t-elle, malgré
    tout, en Turquie ?

    Il y a une élite intellectuelle de très grande qualité, qui a compris
    qu'il y avait un devoir à la fois scientifique et civique de se saisir
    du refoulé, d'envisager les questions interdites : le génocide
    arménien, la nature de l'Etat kémaliste, présenté en Turquie comme le
    modèle indépassable alors qu'il s'apparente aussi à des formes de
    dictature, la guerre contre les Kurdes, la situation de l'"Etat
    profond", le pouvoir militaire, les réseaux religieux...

    Ils veulent ouvrir ces dossiers, et sont prêts à prendre des risques
    considérables : Taner Akçam a été emprisonné, avant de devoir s'exiler
    ; Hrant Dink, qui lui aussi a mené un travail très important avec sa
    revue bilingue arméno-turque, a été assassiné en 2007 dans un contexte
    de chasse à l'homme. Hrant Dink a été visé parce que ses travaux
    tendaient à rappeler combien la société turque est en réalité
    mélangée, complexe, et que c'est la prise en compte de ce tissage -
    souvent tragique - qui permettrait de faire la paix avec le passé et
    de préparer l'avenir. Et puis il n'y a pas que les problèmes ethniques
    et religieux, il y a la place du genre, des femmes, des homosexuels...

    Pour le gouvernement turc, le fait que des universitaires se décident
    à étudier ces pans du passé constitue une menace pour l'intégrité de
    la nation, pour la mémoire de Mustafa Kemal. Ils ne peuvent plus
    incriminer un complot de l'étranger, même s'ils essaient par tous les
    moyens de discréditer ces recherches et d'imposer le silence aux
    chercheurs, y compris en recourant à l'emprisonnement et aux procès
    arbitraires. Il est certain que le vote de la loi va rendre encore
    plus difficile leur travail en les faisant passer, encore davantage,
    pour des ennemis intérieurs.

    Comment les intellectuels turcs peuvent-ils se tirer du piège dans
    lequel la loi votée par l'Assemblée française le 22 décembre les place
    : soutenir la loi, au risque de passer pour ennemis de la nation, ou
    la rejeter, au risque de devoir s'allier à ceux qui nient le génocide
    ?

    Lorsqu'il y avait eu la première tentative française de pénalisation
    de la négation du génocide, en 2006, Hrant Dink et d'autres
    intellectuels démocrates avaient protesté contre une loi qui
    menacerait leurs recherches. En 2011, certains, notamment les membres
    de l'association des droits de l'homme turque, ont souligné que le
    plus important est de combattre le négationnisme.

    Ils soulignent la vacuité des arguments officiels, notamment lorsque
    le pouvoir affirme que cette loi française est contraire à la liberté
    d'expression : en Turquie, la liberté d'expression sur ces sujets-là
    n'existe pas.

    Tout de même, il est possible aujourd'hui, en Turquie, d'affirmer
    qu'il y a eu un génocide...

    Le nouveau pouvoir dit "islamiste modéré" a créé l'illusion, à partir
    de 2002, qu'il était porteur d'une vraie démocratisation. Il y a eu
    des évolutions, indéniables, sur le plan de la liberté d'expression,
    surtout sur les sujets mettant en cause le régime kémaliste. Mais
    lorsqu'ils s'intéressent aux liens entre le gouvernement et les
    religieux, les journalistes sont aussitôt emprisonnés.

    Cette relative démocratisation a permis des avancées comme l'édition
    et la traduction d'ouvrages, ou l'organisation de colloques sur les
    événements génocidaires de la Première Guerre mondiale, ou sur les
    massacres d'Adana de 1909. Mais depuis la fin 2009, il y a eu un
    raidissement considérable. Les intellectuels et historiens qui
    travaillent sur le passé vivent sous la menace permanente
    d'arrestations et de procès. C'est dans ce contexte, et pour soutenir
    ces chercheurs, que nous avons créé, à Paris, un groupe international
    de travail (GIT) "Liberté de recherche et d'enseignement en Turquie".
    Plusieurs branches sont déjà créées ou en cours de fondation, en
    France, aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne, et en Turquie même, bien
    sûr. Il s'agit de déployer la recherche sur la recherche, et de mettre
    sous surveillance les pouvoirs qui terrorisent les chercheurs.

    Comment les intellectuels turcs ressentent-ils que ce soit la France
    qui se penche, par la loi, sur leur passé ?

    La vérité historique ne nécessite pas une loi pour se fonder. C'est
    même un risque d'affaiblissement. Mais il faut considérer l'importance
    de l'offensive négationniste. Ce que veulent les autorités turques, ce
    sont des commissions constituées uniquement d'historiens turs et
    arméniens. Or l'Arménie a tant besoin de la Turquie que cela ne peut
    être qu'un marché de dupes. Il faudrait des commissions plus larges :
    cette question dépasse du reste le cadre historiographique des deux
    pays.

    Reste que même une loi pleine de bons sentiments amène un encadrement
    de la recherche, donc son affaiblissement, alors même que les travaux
    sur le génocide arménien demeurent insuffisants. La demande légitime
    des Arméniens de lire et de retrouver leur histoire est paradoxalement
    menacée. L'histoire du génocide arménien reste sous-dimensionnée. Il
    n'y a pas de chaire sur ces questions, d'étude d'histoire comparée sur
    les génocides, les publications sont peu nombreuses, les maisons
    d'édition fragiles. Des ouvrages majeurs sur les génocides - incluant
    le premier des génocides comme A Problem from Hell. America and the
    Age of Genocide de la politiste d'Harvard Samantha Power (2002) - ne
    sont toujours pas accessibles en langue française...

    Même si cette loi peut se comprendre, elle aura des effets dangereux
    sur la recherche en Turquie et en France. D'autant que le
    jusqu'au-boutisme des associations, déjà puissant à l'époque des
    affaires Bernard Lewis et Gilles Veinstein, risque d'amener les
    chercheurs à se désengager de ce terrain. Il y a un vrai risque pour
    la recherche indépendante. La loi vise à défendre la vérité
    historique, mais elle en sape les bases théoriques et morales.

    Mais si on ne peut pas faire de lois, comment lutter contre le négationnisme ?

    La vraie solution, c'est de développer la recherche. Si un pouvoir
    politique veut lutter contre le négationnisme, il peut créer des
    chaires, ouvrir des laboratoires, soutenir des publications... Il peut
    aussi défendre le travail des chercheurs sur le terrain. Il est ainsi
    regrettable que la France n'ait pas voulu soulever la question des
    intellectuels persécutés en Turquie. Quand le ministre des affaires
    étrangères, Alain Juppé, est allé à Ankara, en novembre dernier, il ne
    s'est pas inquiété du sort des chercheurs emprisonnés... La mise au
    clair du passé, en Turquie, ne se fera que par l'évolution de la
    société. Cette évolution est en cours mais elle risque d'être bloquée
    par cette loi. Et les historiens indépendants en payeront à nouveau le
    prix fort.

    Propos recueillis par Jérôme Gautheret

    http://www.lemonde.fr/societe/article/2011/12/29/le-genocide-armenien-le-negationnisme-d-etat-turc-3-3_1624175_3224.html


    From: Baghdasarian
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