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    DU COTE DE ZABEL ESSAYAN, LES JARDINS DE SILIHDAR

    http://www.collectifvan.org/article.php?r=0&id=66144
    Publie le : 03-08-2012

    Info Collectif VAN - www.collectifvan.org - Le Collectif VAN vous
    livre cette information traduite par Georges Festa et publiee sur le
    site Armenian Trends - Mes Armenies le 5 juin 2012.

    Armenian Trends - Mes Armenies

    mardi 5 juin 2012

    © Albin Michel, 1994 (traduction Pierre Ter Sarkissian)

    Du côte de Zabel Essayan, Les Jardins de Silihdar

    par Jennifer Manoukian

    Ianyan Mag, 20 et 24.03.2012

    La seconde moitie du 19ème siècle marque une periode de reveil
    culturel pour les Armeniens dans l'empire ottoman. Tandis que des
    mesures etaient mises en place pour liberaliser la societe ottomane et
    que davantage de libertes furent octroyees aux minorites religieuses,
    la communaute armenienne emergea progressivement de plusieurs siècles
    de stagnation culturelle. Grâce a un accès plus large a l'enseignement
    seculier et aux reformes qui s'efforcaient de standardiser la langue
    armenienne, ecriture et litterature s'epanouirent a cette epoque.

    En depit de sa vitalite intellectuelle, la societe armenienne a
    Constantinople n'etait pas des plus accueillante a l'egard de tous
    ceux qui cherchaient a faire profiter de leurs talents litteraires.

    Dans son autobiographie, l'ecrivaine Zabel Essayan fait allusion aux
    obstacles qu'elle rencontra, aussi bien comme jeune femme que comme
    auteure en herbe, a ses debuts.

    Meme si, a l'epoque, il etait banal pour de jeunes Armeniens aises
    d'etre envoyes en Europe y achever leurs etudes, une lecture attentive
    de l'autobiographie d'Essayan revèle une motivation autre qu'un simple
    desir de se conformer a une convention sociale : son depart pour Paris
    represente une prise de distance physique et symbolique a l'egard
    de plusieurs elements de la societe armenienne a Constantinople, qui
    l'eussent empechee de mener l'existence contemplative d'un ecrivain,
    qu'elle imaginait pour elle-meme.

    Il serait neanmoins errone d'operer une dichotomie rigide entre les
    societes armenienne et francaise a la fin du 19ème siècle, en exagerant
    la soumission des Armeniennes dans l'empire ottoman et en exaltant
    la liberte des femmes en France. Ces extremes ne sauraient etre
    universellement applicables dans ces deux societes et les obstacles,
    qui entravaient l'acceptation des Francaises et des Armeniennes au sein
    de la sphère intellectuelle, etaient en realite etonnamment similaires.

    L'inaccessibilite de l'enseignement superieur s'averait etre l'obstacle
    le plus significatif pour les jeunes Armeniennes et Francaises,
    qui souhaitaient faire carrière hors du foyer domestique.

    Dans la Constantinople de la jeunesse d'Essayan, la majorite de ses
    contemporains, tant hommes que femmes, n'etaient pas eduques en bonne
    et due forme ; une etude montre que seuls 10 % des Armeniens savaient
    lire et ecrire a Constantinople, a la fin du 19ème siècle et donne
    un chiffre plus reduit encore les femmes.

    L'enseignement primaire et secondaire fut initialement reserve aux
    enfants des membres les plus aises de la societe, qui choisissaient
    parmi les diverses ecoles missionnaires francaises et americaines a
    Constantinople ; l'existence de ces ecoles incita neanmoins rapidement
    la communaute armenienne a mettre en place les siennes.

    Durant l'enfance d'Essayan dans les annees 1880 et 1890, les militants
    de l'enseignement en armenien s'inspirèrent de ces ecoles missionnaires
    pour fonder des ecoles armeniennes, tant dans la capitale que dans
    les provinces, où la fierte d'etre armenien pouvait etre instillee
    et cultivee ; en 1883, il existait onze ecoles pour jeunes filles
    armeniennes a Constantinople.

    En depit d'evolutions dramatiques a la base, la presse populaire
    armenienne etait neanmoins marquee par toute une serie de debats
    enflammes qui placaient la question de l'education des filles au
    premier plan. Une large gamme d'opinions s'exprimait : certains auteurs
    etaient d'avis que les jeunes filles n'avaient tout simplement pas la
    capacite mentale de saisir les idees abstraites enseignees en classe,
    tandis que d'autres proposaient de reformer la situation d'alors de
    l'enseignement pour jeunes filles - qui se composait typiquement de
    francais et de cours de musique et de danse -, après avoir vilipende
    son incapacite a produire des adultes capables d'~\uvrer dans le
    monde reel.

    Certainement inconsciente des polemiques entourant son education,
    Essayan fut elevee officieusement par son père et officiellement
    a Sourp Khatch [Sainte-Croix], une ecole du quartier armenien. A
    Sourp Khatch, elle etudia l'histoire, le francais, l'armenien et
    l'arithmetique. Diplômee en 1892, a l'âge de 14 ans, Essayan se plaint
    dans son autobiographie :

    " Si j'avais ete un garcon, les choses auraient ete simples. J'aurais
    integre le lycee Guetronagan, très cote. Malheureusement, rien de
    tel n'existait pour les filles. "

    L'absence d'enseignement superieur pour les filles a Constantinople
    ne decourage pas la jeune ecrivaine et ne l'amène pas a douter de
    ses objectifs ; bien au contraire, ce manque la pousse en avant et
    suscite en elle un vif engagement a poursuivre ses ambitions. Sa
    motivation etait determinee. Bien que familiarisee avec l'accueil
    critique reserve aux femmes ecrivaines, qui defiaient les conventions
    sociales en integrant les milieux litteraires armeniens, elle ne se
    dit pas inquiète de connaître un pareil sort, exprimant a l'inverse
    une volonte inflexible de faire de l'ecriture son metier, fût-elle
    respectee ou condamnee. Meme l'avertissement de Serpouhie Dussap, une
    romancière qui, dans les annees 1880, etait l'objet d'âpres critiques
    de la part des memes milieux litteraires qu'Essayan cherchait a
    integrer, ne la dissuade pas :

    " Apprenant que j'envisageais une carrière litteraire, Madame Dussap
    tenta de me prevenir. Pour une femme, me dit-elle, il y a plus de
    pièges a redouter que de lauriers a tresser en litterature. Telle
    qu'elle est actuellement, la societe armenienne, continua-t-elle,
    n'est pas prete a l'idee qu'une femme se fasse un nom et une place.

    Pour surmonter ces obstacles, tu dois surmonter la mediocrite :
    un homme peut etre mediocre, pas une femme. "

    Essayan recoit ces paroles de prudence a la manière d'un defi ;
    après avoir evoque sa rencontre avec Dussap avec quelques amis qui
    partagent ses opinions, ils en arrivent a la conclusion que poursuivre
    leurs etudes a l'etranger est vital pour s'assurer que leurs ecrits
    ne soient pas abusivement rejetes comme mediocres. Or la menace de
    griefs ulterieurs de banalite est loin d'inquieter Essayan ; dans son
    autobiographie, elle souligne le fait que l'opinion publique n'eut
    jamais le moindre impact sur sa manière d'etre ou d'ecrire.

    Elle etait davantage soucieuse de ce qu'il adviendrait d'elle,
    au cas où elle serait contrainte d'abandonner ses etudes a un âge
    aussi jeune. Qu'en serait-il de sa passion pour l'ecriture ? D'autres
    responsabilites l'empecheraient-elles de s'adonner a son art ?

    Peut-etre s'est-elle posee ce genre de questions en se souvenant de
    ces femmes a l'esprit litteraire qu'elle connut dans son enfance,
    et qui, du fait de pressions exterieures, n'eurent pas l'opportunite
    de nourrir leurs talents.

    Dans son autobiographie, elle rappelle une de ces figures litteraires
    perdues - Mademoiselle Achdjian. Achdjian fut la preceptrice
    d'Essayan dans ses toutes jeunes annees, qui publia un poème dans la
    presse armenienne, mais obligee d'enseigner, au lieu de se consacrer
    entièrement a ses ecrits, elle represente pour Essayan une femme ayant
    la nostalgie d'une carrière litteraire qui ne fut jamais. Durant sa
    scolarite, Essayan remarque que Mademoiselle Achdjian " prenait souvent
    un crayon et ecrivait rapidement quelque chose dans son carnet, revant
    alors, son regard perdu dans le vague. " Le ton grave, quasi funèbre,
    de cette anecdote - le recit d'une jeune femme condamnee a vivre une
    existence qu'elle avait imaginee tout autre - revèle l'importance
    qu'Essayan accorde au fait de poursuivre ses etudes, en partie pour
    se premunir d'un sort similaire.

    En depit de l'idee orientaliste dominante, selon laquelle les
    Europeennes etaient par definition superieures a leurs cons~\urs du
    Moyen-Orient, les parcours des Armeniennes et des Francaises dans
    l'enseignement etaient, en fait, très semblables a la fin du 19ème
    siècle. En France, il faut attendre 1882 avec la mise en ~\uvre des
    lois de Jules Ferry pour que l'enseignement primaire soit ouvert aux
    filles. Avant cette decision, si les parents etaient disposes a donner
    a leurs filles une education en bonne et due forme, la seule option qui
    leur etait accessible etaient les ecoles sous les auspices de l'Eglise.

    Juxtaposer le vecu educatif des jeunes Francaises et Armeniennes a
    la fin du 19ème siècle revèle que l'objectif commun etait identique
    : dans les deux cas, l'enseignement etait, d'abord et avant tout,
    un moyen pour former les femmes a etre de bonnes epouses et mères -
    eduquees juste assez pour elever une nouvelle generation d'enfants
    pour le bien de la nation. Sûrement pas pour stimuler quelque
    curiosite intellectuelle ou encourager leur participation dans la
    sphère intellectuelle ou le monde du travail.

    Sous le règne de Napoleon III, grâce aux efforts de son epouse Eugenie,
    les femmes se virent accorder le droit d'etudier dans les universites
    francaises aux côtes de leurs pairs masculins. Cependant, a l'epoque
    où Essayan est etudiante en Sorbonne au milieu des annees 1890, les
    etrangères etaient largement superieures en nombre aux Francaises dans
    le système universitaire. Ce n'est qu'en 1924 que des programmes au
    plan national furent crees pour les jeunes filles qui envisageaient
    de s'inscrire aux examens d'entree a l'universite.

    Pour Essayan, comme pour nombre de jeunes Armeniens idealistes de son
    temps, la France etait un symbole de liberte et d'egalite ; en realite,
    toutefois, ces grandioses ideaux philosophiques n'entraînèrent pas
    des changements sociaux visibles dans l'existence des femmes, du
    moins jusqu'au 20ème siècle.

    Zabel Essayan etait attiree par la liberte que la France representait.

    En vivant a Paris, elle pouvait echapper a nombre de conventions
    sociales auxquelles elle avait resiste, en particulier les restrictions
    frappant les femmes sur un plan social plus large.

    D'après Anne Paolucci, dans sa postface a la pièce La Jeune mariee,
    de Zabel Essayan, " l'existence de nombreuses Armeniennes, a la fin
    de l'empire ottoman, pourrait se resumer ainsi :

    " En Anatolie et a Constantinople, comme dans d'autres regions du
    monde a cette epoque, les femmes etaient censees vivre au sein d'un
    environnement delimite par des règles strictes ; une structure orientee
    sur le foyer et la famille, où le mariage et les enfants constituaient
    les seules finalites respectables et desirables. Les femmes etaient
    censees etre modestes, reservees, retenues, d'une manière generale,
    dans leur vetement, leur langage et leur comportement. Leur parole
    n'avait aucune autorite ; on attendait d'elles un savoir-faire eprouve
    de domestiques, un talent pour la broderie et la couture, paraître en
    public en de rares occasions, dans lesquelles elles etaient censees
    observer certaines règles du comportement social. "

    Meme si, dans son autobiographie, Essayan relève l'ouverture d'esprit
    de son père, qui l'encourage dans ses aspirations litteraires, elle
    est neanmoins confrontee, dans ses echanges quotidiens, aux prejuges
    de la communaute plus large a laquelle elle appartient, mais dans
    laquelle elle sent qu'elle etouffe au plan intellectuel :

    " Jamais les femmes, les jeunes filles ou meme les enfants ne se
    permettraient d'agir spontanement. Tout est convenu et pese ; il y
    a ce qu'on fait et ce qu'on ne fait pas. "

    Resolue a conduire sa vie differemment, Essayan s'apprete a se defendre
    contre chaque restriction sociale qu'elle rencontre :

    " [...] Je combattais chaque obstacle dès qu'il se presentait, mais
    le liberalisme de mon père ne suffisait pas a detourner mon chemin de
    tous les obstacles qu'imposait une bourgeoisie a l'esprit retrograde.

    La vie m'apprit que j'aurai a mener un combat acharne et incessant. "

    Dans l'extrait qui precède, elle depeint sa communaute comme un
    adversaire avec lequel elle sera toujours en conflit. Ayant cela en
    tete, partir pour la France permettait a Essayan d'eviter un combat
    en s'etablissant dans un pays ayant une longue tradition de femmes
    ecrivaines pour affûter son art.

    La situation des femmes ecrivaines en France, a l'epoque de l'arrivee
    d'Essayan, constituait sûrement un mieux par rapport a celle de leurs
    cons~\urs dans l'empire ottoman. La France du 19ème siècle comptait
    de nombreuses femmes ecrivaines des plus respectees, ce qui rendait
    leur participation a la vie litteraire moins exceptionnelle qu'a
    Constantinople.

    D'après un recensement francais de 1901, 36,5 % des Francaises vivent
    une existence " active " - autrement dit, elles jouent un rôle dans
    la sphère publique. Les femmes ecrivaines representent une grande part
    de ce pourcentage, les femmes commencant alors a publier leurs ~\uvres
    en grand nombre. En 1894, l'ecrivain Octave Uzanne estime qu'il existe
    quelque 2 133 femmes ecrivant et publiant activement a Paris. En 1907,
    le nombre de femmes ecrivaines passe a plus de 5 000 - leurs ouvrages
    representant 20 % de la production litteraire totale publiee a Paris.

    Cette periode fertile pour les femmes ecrivaines en France fut une
    benediction pour les ambitions d'Essayan, elle qui arrivait d'un
    lieu où le nombre de femmes ecrivaines publiees se comptait sur
    les deux mains. Meme si les femmes en France etaient l'objet de
    restrictions bien reelles - une loi, par exemple, interdisait aux
    femmes de publier leurs ~\uvres sans le consentement ecrit de leurs
    maris -, la difference manifeste entre les deux groupes etait que les
    Francaises publiaient en depit de ces restrictions, contrairement a
    la majorite des Armeniennes.

    De multiples raisons socioculturelles expliquent la rarete de la
    pratique litteraire parmi les Armeniennes, dont l'absence d'ecoles
    largement accessibles en dehors des centres urbains et la nouveaute
    radicale d'une tradition litteraire moderne, mais Essayan, armee d'une
    education qui pouvait rivaliser avec celle de nombre de ses homologues
    masculins, occupait une position ideale pour inverser cette tendance
    parmi les Armeniennes.

    Le fait d'etre loin de Constantinople, a la fin de son adolescence,
    permit aussi a Essayan d'echapper a la convention sociale qui l'eût,
    a coup sûr, empechee de mener l'existence independante d'un ecrivain
    qu'elle envisageait : le mariage. Pour les jeunes Armeniennes,
    le mariage etait la voie vers laquelle leurs existences etaient
    naturellement censees se diriger. Comme la societe armenienne
    n'encourageait pas activement la participation des femmes a la sphère
    publique, le mariage etait une facon pour les familles de s'assurer
    que leurs filles fussent soutenues au plan financier.

    Dans son autobiographie, Essayan livre a ses lecteurs plusieurs
    portraits de femmes devastees, au plan emotionnel, par de tristes
    mariages. Avec une grand-mère, qui " sans cesse enceinte,
    maudissait son mari et son sort ", et une tante qui " endura
    patiemment l'alcoolisme et la tyrannie dedaigneuse de son mari ",
    la jeune ecrivaine fut precocement temoin, dans son existence, de
    la souffrance de ces femmes, considerant dès lors l'institution du
    mariage d'un ~\il critique.

    Dans les villages armeniens, les filles etaient habituellement mariees
    entre 14 et 18 ans, et les garcons entre 16 et 21 ; les histoires
    orales nous apprennent que l'âge moyen du mariage pour les Armeniens
    vivant dans des zones urbaines comme Constantinople etait plus eleve.

    Parmi les Turcs vivant dans la capitale ottomane, a la fin du 19ème
    siècle, l'âge moyen du mariage etait relativement eleve : 20 ans
    pour les femmes et 30 pour les hommes. Il faudrait mener d'autres
    recherches pour determiner si cette tendance caracterisait aussi la
    pratique des mariage pour les Armeniens de Constantinople.

    En depit de critiques implicites, Essayan ne rejette pas sans appel
    le mariage, mais laisse entendre que les femmes ne devraient pas
    accepter volontairement une convention qui avalise les abus et leur
    enseigne a accepter sans barguigner d'etre maltraitees, au cas où
    elles se retrouvent dans cette situation.

    Dans toute la serie d'unions malheureuses dont elle est temoin, enfant,
    la servilite des femmes face au mepris des hommes est un trait qui, en
    particulier, la derange. Consacrant du temps a une amie de la famille,
    Essayan note avec tristesse la facon avec laquelle cette epouse voue
    tout son temps et toute son energie a complaire a un mari indifferent
    : " Lorsqu'il s'apprete a partir, son epouse accourt auprès de lui
    et, tenant en main le parapluie de son mari, attend qu'il ôte ses
    pantoufles et enfile ses chaussures. "

    Ce rituel quotidien, fait de denigrement, symbolise l'oppression
    volontaire que les femmes de son milieu social subissent en pure perte.

    Neanmoins, un sort similaire attendait les Francaises a la meme epoque
    ; comme dans l'empire ottoman, le mariage est alors concu en France
    comme un arrangement financier entre deux familles. L'amour entre
    epoux - une idee qu'Essayan defendait - etait chose rare dans les deux
    societes. Il importe cependant de noter que l'âge moyen du mariage pour
    les Francaises etait beaucoup plus eleve que pour les Armeniennes :
    d'après le recensement de 1881, 60 % des femmes âgees de 25 ans ne sont
    pas mariees. La societe francaise, qui accueillit Essayan, n'etait
    pas affranchie de ses problèmes specifiques concernant le mariage,
    mais ses annees a Paris et son statut d'etrangère lui permirent de
    se consacrer exclusivement a ses etudes, sans etre importunee par
    des pressions sociales.

    Dans son autobiographie, il est clair qu'Essayan ne tenait guère la
    plupart des femmes en haute estime, les presentant, quasiment toutes,
    sous un jour des plus meprisant. Elle opère une dichotomie explicite
    entre les hommes et les femmes, decrivant les hommes comme nobles et
    eclaires et les femmes comme naïves et frivoles :

    " En general, les hommes sont d'esprit liberal et loyaux envers les
    ideaux de la Revolution francaise. Ces ideaux composent le fondement
    de leurs principes moraux. En face, les femmes sont conservatrices
    et traditionnelles, fidèles a des vertus agressives qui aboutissent,
    comme dit mon père, a faire souffrir non seulement autrui, mais aussi
    elles-memes. "

    Etrangement, mais ce n'est pas pour surprendre, elle revèle dans
    ce passage qu'elle ne s'identifie pas complètement a son identite,
    prenant ses distances vis-a-vis des autres femmes et les rejetant
    car mal eclairees et aveuglees. Le tableau qu'elle dresse illustre
    le fait qu'elle se considère comme faisant exception a la norme -
    regardant les autres femmes d'un ~\il critique et condescendant, car
    incarnant, au lieu de les combattre, les memes stereotypes utilises
    pour justifier leur inferiorite. En depit de sa jeunesse, Essayan
    raille les preoccupations de ces femmes, qu'elle juge stupides et
    inconsequentes :

    " Pour elles, la mode parisienne est l'affaire dominante et elles
    observent avec attention - ou, du moins, s'imaginent le faire -
    les règles qu'elles apprennent des revues specialisees. Dès que la
    conversation aborde ce sujet, toutes les femmes, en particulier les
    plus jeunes, en parlent avec passion. "

    Durant l'enfance d'Essayan, l'empire ottoman et, par extension,
    la communaute armenienne connurent des bouleversements sociaux,
    politiques et culturels ; or, malgre ces mutations, elle relève que
    les femmes qui l'entourent n'y pretent pas attention, n'en ont pas
    conscience. Le fait que les femmes qu'elle connaît n'ont nullement
    la volonte de s'informer sur ces questions leur aliène d'autant plus
    l'ecrivaine en herbe, dans sa propre communaute.

    A ses yeux, ces femmes ne sont pas vraiment presentes dans le reel.

    Cette realite artificielle fut, peut-etre, concue deliberement pour
    refouler le desespoir au sein de leurs unions ou la conscience de
    leurs ambitions contrariees, mais, dès son plus jeune âge, Essayan
    s'est jure de vivre dans un monde qui n'est pas toujours agreable ou
    indolore, mais qui est, d'abord et avant tout, reel.

    Essayan developpa cette prise de conscience grâce, en partie, a un
    episode discordant de son enfance. Toute petite, elle passait son
    temps avec une amie de sa famille, prenommee Santoukhd. Un jour,
    celle-ci conduisit Essayan dans une pièce où elle conservait ses
    poupees : des poupees qu'elle considerait comme de veritables enfants
    - leur parlant, les grondant, s'occupant d'eux. Ce monde imaginaire,
    qu'habitait cette femme, perturba profondement la future ecrivaine et
    suscita immediatement une prise de conscience des consequences liees
    au fait de vivre dans un univers construit de manière artificielle.

    Cet univers etait très probablement le resultat d'une inaction
    intellectuelle et d'une marginalisation sociale - une pièce bien a
    elle, dans une societe où les femmes etaient censees tout sacrifier
    pour leurs familles, au point de perdre leur propre identite. Dans son
    article sur Les Jardins de Silihdar, Seta Kapoïan presente la pièce
    de Santoukhd comme une echappee illusoire, car, tout en combattant
    la realite, elle reste dependante de l'environnement qui l'entoure,
    en particulier de son mari indifferent, devant par consequent toujours
    avoir conscience de ce qui existe au dehors.

    La relegation des femmes dans la sphère privee, où leurs aspirations
    ne sont ni respectees, ni cultivees, contribuait sans nul doute a cet
    etat de fait, mais Essayan, qui eut la chance de faire des etudes et
    d'etre encouragee, au sein de sa famille, a poursuivre ses ambitions,
    reconnaît le peril qu'il y a a se perdre dans un monde imaginaire,
    bien resolue a ne pas se laisser prendre au piège d'un tel univers.

    [Cette etude s'inscrit dans le cadre d'une serie ecrite en l'honneur
    de la Journee internationale et du Mois des femmes. Diplômee
    d'etudes moyen-orientales et francaises de l'universite Rutgers
    (Etats-Unis), Jennifer Manoukian mène des recherches sur la litterature
    armeno-occidentale et les questions d'identite et de production
    culturelle dans la diaspora armenienne. Elle est aussi traductrice
    et a publie des traductions de l'ecrivaine Zabel Essayan dans Ararat.

    Contact : [email protected].]

    ______________

    Source :
    http://www.ianyanmag.com/2012/03/20/the-view-from-zabel-yesayan%E2%80%99s-the-gardens-of-silihdar-part-i/http://www.ianyanmag.com/2012/03/24/the-view-from-zabel-
    yesayan%E2%80%99s-the-gardens-of-silihdar-part-ii/

    Traduction : © Georges Festa - 06.2012.

    Avec l'aimable autorisation de Jennifer Manoukian.

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    Source/Lien : Armenian Trends - Mes Armenies

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