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L'empire Du Traumatisme: Enquete Sur La Condition De Victime

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  • L'empire Du Traumatisme: Enquete Sur La Condition De Victime

    L'EMPIRE DU TRAUMATISME: ENQUETE SUR LA CONDITION DE VICTIME

    http://www.collectifvan.org/article.php?r=0&id=71469
    Publie le : 19-02-2013

    Info Collectif VAN - www.collectifvan.org - Le Collectif VAN vous
    presente un article traduit le 13 fevrier 2013 par Georges Festa pour
    le site "Armenian Trends - Mes Armenies", d'après un article en italien
    de Serenella Pegna publie sur le site Universite Ca' Foscari Venisa.

    Armenian Trends - Mes Armenies

    mercredi 13 fevrier 2013

    Didier Fassin, Richard Rechtman L'empire du traumatisme. Enquete sur
    la condition de victime.

    Paris : Flammarion, coll. Champs essais, 2011 (2007), 452 p.

    par Serenella Pegna

    Deportate, esuli, profughe (Universite Ca' Foscari, Venise), n° 21,
    janvier 2013

    Paru pour la première fois en France en 2007, L'empire du traumatisme
    a ete traduit en anglais en 2009 par les Presses de l'universite de
    Princeton et prime comme meilleur ouvrage europeen d'anthropologie
    par l'American Anthropological Society, l'annee suivante. En 2011
    sort l'edition economique francaise, pour la collection Champs
    essais, qui le consacre comme " petit classique ". Le livre naît
    de la rencontre entre deux auteurs a la formation complexe : Didier
    Fassin, anthropologue, sociologue et medecin, et Richard Rechtmann,
    psychiatre, anthropologue et historien de la medecine. Il a pour
    thème l'emergence du traumatisme psychique, cette blessure qui ne
    laisse pas de signes evidents sur le corps, comme un fait reconnu,
    qui " est entre dans le sens commun ", impliquant contribution et
    indemnisation de la part de la societe tout entière. Si, aujourd'hui,
    il paraît normal et juste de fournir une assistance psychologique -
    et, dans certains cas, des indemnisations - aux personnes qui ont ete
    melees ou qui ont simplement assiste a une catastrophe ou a une action
    violente, et qui en sont restees bouleversees, les auteurs nous font
    observer qu'il n'en a pas toujours ete ainsi. Lors de la Première
    Guerre mondiale, les soldats traumatises qui abandonnaient le front,
    incapables de supporter la tension continuelle et les tueries dans
    les tranchees, se voyaient traites de lâches et, comme deserteurs,
    souvent executes. De meme, dans les annees 1970, le refus d'un ouvrier
    d'usine de reprendre son travail, après avoir echappe a un accident,
    etait considere comme suspect et pouvait etre sanctionne par un
    licenciement. Durant ces trente dernières annees, la posture morale
    et inquisitoriale envers la personne traumatisee s'est transformee,
    via l'enucleation du stress post-traumatique, en une ethique du droit
    de l'homme a l'integrite psychique, outre celle physique, tandis
    que des filières professionnelles et specialisees sont apparues,
    afin de la defendre. Cette configuration nouvelle peut introduire des
    inegalites et des effets pervers, dissimule et conditionne probablement
    les sujets, mais peut etre utilisee de facon autonome par les victimes
    elles-memes. Pour reprendre les auteurs, il s'agit de " denaturaliser
    le traumatisme et re-politiser les victimes. "

    Dans la genealogie du traumatisme, comme nous l'entendons aujourd'hui,
    les auteurs voient s'entrelacer deux categories de processus :
    la première a trait precisement a l'histoire de la medecine et des
    groupes d'interet qui, de la fin du 19ème siècle a nos jours, ont
    elabore diverses definitions du traumatisme ; la seconde concerne la
    mutation dans l'anthropologie des sentiments et des valeurs, dans le
    sens d'une sensibilite croissante a la souffrance d'autrui.

    L'originalite du livre, qui s'intègre dans un champ d'etudes desormais
    très riche, est justement de voir a l'~\uvre a la fois l'histoire de
    la medecine et l'anthropologie des sentiments. Au plan conceptuel,
    l'ouvrage comporte deux references principales. La première est
    reprise de Foucault et concerne le rapport entre gouvernementalite
    et developpement du sujet. La genealogie du traumatisme est decrite,
    redefinissant a chaque fois les conditions de sa veridiction : "
    Il ne s'agit pas de savoir si une personne qui a fait l'experience
    d'un evenement dramatique, ou qui a ete expose a son spectacle,
    souffre ou non d'un etat de stress post-traumatique, et si elle
    est, par consequent, eventuellement en droit de recevoir des soins
    psychologiques et des aides financières. [...] Il s'agit de comprendre
    le mouvement a travers lequel ce qui suscitait un soupcon (qui etait
    souvent objet d'examen), devient aujourd'hui une preuve, ou bien,
    ce a travers quoi le faux est devenu le vrai " (p. 16). L'autre pôle
    de reference est le concept d'economie morale, introduit a l'origine
    par Edward P. Thompson dans le domaine historique pour expliquer le
    sentiment de legitimite lors des revoltes du pain au 18ème siècle, a
    savoir la certitude, partagee par une communaute a un moment determine,
    sur ce qui est juste (1).

    Le premier chapitre, " D'une verite a l'autre ", repère les episodes
    a travers lesquels, de 1880 a 1980, l'experience individuelle
    consistant a revivre dans la souffrance des evenements dramatiques,
    lue initialement comme une hysterie ou une nevrose, cesse d'etre un
    flechissement du sujet et commence a etre pensee comme un mecanisme
    psychique. En l'espace d'un siècle, le paradigme " reactions de
    personnes normales dans des conditions normales " devient donc celui de
    " reactions de personnes normales dans des conditions dramatiquement
    anormales ". Le comportement moral envers le sujet, dominant dans la
    première moitie du 20ème siècle, est ainsi relegue pour se concentrer
    sur l'evenement vecu et declencheur, a la lumière d'une conception de
    l'humanite modelee par l'elaboration de la memoire de la Shoah. Il
    ne s'agit pas toutefois d'un passage lineaire ; l'interpretation du
    malaise obeit plutôt a des temps et des modalites diverses, selon
    les contextes.

    Du point de vue de l'elaboration medicale, l'ouvrage parcourt a nouveau
    les recherches de Charcot sur l'hysterie et les developpements qu'y
    apporteront Freud et Janet. En meme temps, avec le developpement
    des chemins de fer et les premiers accidents spectaculaires, dans
    les trente dernières annees du 19ème siècle l'attention portee
    aux traumatismes s'accroît. L'interet a nier les traumatismes non
    organiques et a minimiser les dommages subis est ainsi soutenu par
    la presence des compagnies d'assurances, tenues d'indemniser les
    victimes. L'application de la loi francaise de 1898 sur les accidents
    du travail, qui prevoit un dedommagement pour les victimes, suscite
    la meme dynamique reductrice. Les medecins inventent le terme
    ironique de sinistrose, etat pathologique qui guerit, une fois
    obtenue l'indemnisation. La tension entre valeurs de la nation,
    interets et resistances, qui se joue autour de la credibilite de
    la nevrose traumatique, deviendra extreme avec la Première Guerre
    mondiale, durant laquelle le nombre et l'importance des flechissements
    psychiques parmi les militaires atteindra de grands Etats et des
    nations mal prepares. Dans les annees 20, profitant aussi d'une
    reflexion nouvelle sur les nevroses de guerre, la psychanalyse penètre
    dans les pratiques psychiatriques. Si la reaction nevrotique a la
    violence trouve son origine dans l'inconscient, comme le soutiennent
    Freud et ses disciples, les pratiques physiques punitives ne peuvent
    avoir un effet de resolution. Le traumatisme, qui se manifeste face
    a un evenement dramatique, est originel, propre a l'individu en tant
    que tel ; il ne s'agit ni d'une fiction, ni d'une faute, et seul "
    l'aveu de soi representera l'issue obligee du recit traumatique "
    (p. 101).

    Un passage significatif se produit avec l'experience de la Shoah. Les
    travaux de Bettelheim sur son experience personnelle dans les camps de
    concentration influencent profondement la psychiatrie americaine. La
    condition de survivant, son sentiment de culpabilite et son temoignage
    deviennent progressivement " le lieu d'un savoir specifique, savoir
    sur le sujet et ses limites, sur les autres qui n'ont pas resiste a
    l'epreuve, sur l'homme en general et sur la societe humaine " (p.

    113). Reprenant ainsi la double genealogie qui constitue l'originalite
    de ce livre, du point de vue de l'histoire de la medecine, le lien
    entre experience individuelle et collective fait un pas en avant
    significatif, a partir des travaux de Sigmund Freud sur les nevroses
    de guerre, dans les annees 20. En revanche, du point de vue de la
    culture morale, c'est avec la publication des memoires des survivants
    de la Shoah qu'est lance " un pont entre la culture et le psychisme
    [...] L'evenement collectif fournit la matière du traumatisme qui va
    s'inscrire dans l'experience individuelle ; de meme, la souffrance
    individuelle vient temoigner de la dimension traumatique du drame
    collectif " (p. 34).

    Dans les annees qui suivent, tout d'abord aux Etats-Unis, puis
    en France, de nombreuses nouveautes deviennent evidentes : la
    densification du reseau associatif des victimes, leur prise de
    parole directe, investie en soi d'une autorite morale, la couverture
    mediatique et la prise en charge publique du sujet. L'element
    decisif est toutefois la convergence entre medecins et victimes,
    deux groupes dont les interets demeuraient jusqu'alors opposes. La
    troisième edition, en 1980, du Diagnostic and Statistical Manual
    of Mental Disorders [Manuel diagnostic et statistique des troubles
    mentaux] introduit le stress post-traumatique parmi les affections
    mentales : " Au regard de la nevrose traumatique le renversement est
    complet. Il n'est plus besoin de chercher une personnalite fragile,
    puisque les symptômes sont la reaction normale - au sens statistique -
    a l'evenement " (p. 120).

    Ce processus - par ailleurs non sans incertitudes, ni contradictions -
    est interne a la classe medico-psychiatrique, mais va etre influence
    et contraint par l'histoire sociale de deux groupes totalement
    exterieurs a la medecine : les feministes et les veterans de la
    guerre du Vietnam. L'ouvrage reconstitue l'environnement et les
    conditions sociales dans lesquelles, dans les Etats-Unis des annees
    60, mûrit le premier feminisme a partir de la description - mères
    fecondes, femmes au foyer, epouses et amantes parfaites, opprimees
    par une angoisse sans nom - qu'en donne Betty Friedan dans The
    Feminine Mystique [La Mystique de la feminite] (1963). Les premières
    sorties publiques, qui mettent en pièces cette bonne conscience,
    ont trait a l'ambivalence du mouvement envers la pensee freudienne,
    la denonciation de la maltraitance infantile a caractère sexuel,
    la revelation des traumatismes subis. Les pediatres sont alors ceux
    qui apportent une confirmation et une legitimite a ces denonciations,
    revelant l'existence de marques de coups et d'antecedents de fractures
    sur les enfants.

    L'autre convergence est celle qui reunit les veterans de la guerre du
    Vietnam, leurs proches, leurs associations et les medecins militaires,
    qui avaient veille a leur rehabilitation et a leur reinsertion. Grâce
    a cette alliance, l'etat d'alteration mentale des veterans est
    reconnu comme post-traumatique : il s'agit d'individus normaux qui
    ont vecu des situations d'une violence inouïe et qui en sont restes
    traumatises. Les memes atrocites perpetrees par certains d'entre
    eux sont interpretees comme une preuve du traumatisme subi ; meme
    celui qui a commis une violence extreme doit etre pris en charge,
    autant que la victime. Au milieu des annees 80, aux Etats-Unis, le
    traumatisme entre dans l'espace public et devient un terme courant,
    independant de sa definition clinique. N'importe qui peut porter en
    soi la trace d'un traumatisme et est invite(e) a le manifester et a
    en prendre conscience.

    Les chapitres suivants presentent une ethnographie du traumatisme
    en France a travers trois cas exemplaires qui mettent en relief
    l'ambiguïte des significations du traumatisme, les inegalites dans
    son application concrète et les modalites par lesquelles celle-ci
    interagit avec la subjectivite des victimes.

    Le premier cas concerne la naissance, avec dix ans de retard par
    rapport aux Etats-Unis, de la " victimologie psychiatrique " qui, dans
    une optique de reparation, s'active en soutien aux victimes lors de
    catastrophes environnementales, des desastres naturels aux explosions
    de centrales nucleaires, jusqu'aux attentats terroristes. En premisse,
    la reconnaissance du droit des victimes a indemnisation, non pas
    sous le registre de la compassion ou a titre individuel, mais comme "
    reparation publique et collective [...] dans laquelle l'Etat a sa part
    de responsabilite et qui engage la solidarite nationale " (p. 168).

    Dans le cas francais, la convergence de victimes et de medecins,
    qui fut si importante aux Etats-Unis, est lente et difficile. La
    victimologie commence a s'affirmer en marge de la profession, dans la
    psychiatrie militaire et judiciaire, et s'observe dans les expertises
    de criminologie où l'attention se deplace de la predisposition
    masochiste de la victime (la question penible du terrain favorisant)
    a la marque laissee par la violence. Il s'agit d'un changement
    fondamental pour les femmes concernees dans des cas de viol.

    L'expertise, qui etablit les traces du traumatisme et qui le reconnaît
    publiquement, commence en outre a etre consideree comme un instrument
    effectif de guerison, car elle interrompt les effets involutifs du
    traumatisme et permet d'entamer la cicatrisation.

    En 2001, cette mutation est devenue naturelle. Lors de l'explosion
    de l'usine chimique AZL de Toulouse, dix jours après l'attentat des
    tours jumelles, en depit des morts, du grand nombre de blesses et
    des enormes dommages materiels, le premier appel du maire est pour
    un soutien psychologique a de la population. La reconnaissance du
    traumatisme, de la part de l'opinion publique, est immediate ; plus
    encore, dans une espèce de fièvre communicative, tous s'improvisent
    professionnels de l'ecoute : " Le traumatisme s'affranchit de ses
    origines medicales et devient le referent d'un classement nouveau des
    faits, dans lequel chacun, ou presque, peut s'approprier une parcelle
    de verite pour la mobiliser en fonction de sa logique propre " (p.

    196). Concrètement, pourtant, cette participation s'applique a une
    ville marquee par des inegalites sociales : les malades d'un hôpital
    psychiatrique voisin de l'usine et les ouvriers eux-memes s'avèrent
    etre les plus touches, mais aussi les moins indemnises. Dans ce cas
    aussi, les assurances jouent un rôle important : la solution collective
    d'indemnisation adoptee renforce la sensibilite au traumatisme comme
    un fait en tant que tel, mais etouffe la subjectivite ou les epreuves
    individuelles. Entres dans une negociation dans le cadre du droit du
    travail, les travailleurs de l'AZL obtiennent un dedommagement lie
    a leurs contrats, mais demeurent exclus des benefices collectifs.

    Le second cas a trait a l'emergence d'une psychiatrie humanitaire
    dans les zones frappees par des catastrophes ou des conflits.

    L'intervention medicale humanitaire de type traditionnel voyait
    l'arrivee immediate des " urgentistes " : chirurgiens, anesthesistes,
    techniciens de la reanimation ; les psychologues arrivaient parmi
    les derniers, une fois passee l'urgence et le danger. Dans les
    interventions les plus recentes, au contraire, les psychologues sont
    presents, en tant qu'observateurs, temoins et therapeutes, dans le
    deroulement des evenements.

    Une analyse particulière concerne la Palestine, " la mission la plus
    emblematique, sinon la plus exemplaire, de la psychiatrie humanitaire
    " (p. 279) et, par excellence, un lieu de travail sur le traumatisme
    et le temoignage. La presence des psychiatres, lors de l'eclatement
    de la seconde intifada, est naturelle : les Palestiniens semblent
    desormais auto-suffisants du point de vue medical, mais le niveau
    de frustration et de desespoir est très eleve. Les techniques
    psychologiques adoptees sont celles relatives au traumatisme,
    l'animation de " groupes de parole " et la verbalisation des
    traumatismes, mais l'activite principale, l'une des rares possibles,
    est celle du temoignage. L'imperatif de temoigner de manière efficace,
    mais dans un contexte dans lequel de nombreux sujets externes sont
    presents et rivalisent pour avoir une visibilite, incite a reduire
    une realite complexe a un " pur elan affectif ", lequel traduit
    des histoires diverses en une meme souffrance, forcant meme dans la
    simplification le cas clinique. L'equivalence des victimes, qui est
    de règle dans l'intervention humanitaire, devient dans le cas de la
    Palestine problematique, au regard de la disproportion entre les deux
    parties. Un dernier risque de cette approche est, comme nous l'avons
    vu, l'effacement de la subjectivite dans une situation où les victimes
    se sentent surtout des heros. Une image du caractère inseparable de
    ces deux aspects, sur lequel le livre insiste, est celle d'enfants
    palestiniens qui, durant la journee, combattent les blindes israeliens
    en jetant des pierres et qui vivent dans un risque constant avec un
    courage insense, mais qui, durant la nuit, reaffirment leur enfance,
    l'angoisse et le traumatisme de l'existence diurne, en faisant pipi
    au lit. La presentation de soi comme victimes et la multiplication du
    regard de compassion des autres ont des effets retour, differents pour
    chacun, sur les personnes qui vivent la violence, mais qui peuvent
    aussi utiliser a leurs propres fins cette situation.

    Le dernier chapitre montre la naissance et l'evolution de la
    psycho-traumatologie de l'exil, en tant qu'evolution de l'assistance
    psychiatrique aux immigres. Avec les annees 80, alors que l'immigration
    liee au travail est reduite au minimum, le nombre et la variete des
    provenances et des histoires des demandeurs d'asile s'accroissent
    ; dans l'activite des associations d'aide aux immigres, surgit le
    problème d'une intervention particulière pour ceux qui ont ete soumis
    a la torture ou victimes de la violence. La specialisation va de pair
    avec une mutation des associations : le volontariat cède le pas au
    professionnalisme et les contributions publiques sont devenues la
    principale forme de financement, en sorte qu'au plan financier et
    fonctionnel, les associations ont acquis un rôle quasi institutionnel.

    Entre-temps, les politiques publiques restrictives sur les nouvelles
    entrees (en moyenne, 15 % seulement des demandes sont acceptees)
    recourent a une selection sevère et le travail des instances
    d'evaluation devient plus ardu et embarrassant. Les associations,
    mises sous pression par les avocats, les demandeurs d'asile et les
    tribunaux eux-memes pour produire des attestations, se retrouvent
    devoir ajouter a la tâche de protection et a celle, originelle,
    de militants, celle, nouvelle, d'evaluateurs.

    A partir de 2000, les expertises commencent a citer le stress
    post-traumatique : " le traumatisme est entre dans la preuve de
    veridiction de l'asile " (p. 328). Il ne s'agit plus tant de verifier
    la congruence des cicatrices avec le recit des persecutions subies,
    que de reconnaître le stress, puisque l'existence du traumatisme
    reside dans l'episode vecu (le stress est la marque du traumatisme),
    independamment du fait d'avoir subi des tortures. En theorie,
    cela respecte l'objectif originel du droit d'asile : prevenir
    les persecutions, au lieu de " primer " les cicatrices. En outre,
    il retient les caractères de la violence contemporaine, le plus
    souvent psychologique ou qui ne laisse que des marques temporaires
    sur le corps, comme dans le cas des viols. L'utilisation du stress
    post-traumatique fait neanmoins ecran entre d'une part l'evenement
    et son contexte, et d'autre part le sujet et le sens qu'il donne
    a cette situation (p. 412). Comme dans le cas de l'intervention en
    Palestine, ce ne sont pas les victimes qui parlent d'elles-memes,
    mais des experts qui parlent pour eux, en les depersonnalisant et en
    les arrachant a leur histoire. De plus, concrètement, la necessite
    d'une expertise confirmant les affirmations du demandeur d'asile a un
    effet negatif au plan therapeutique, car elle jette un discredit sur
    sa bonne foi. De par sa nature, en outre, le stress post-traumatique
    ne permet de traiter que les personnes qui ne souffraient pas deja de
    problèmes psychiques et aboutit ainsi a negliger les plus faibles. Or
    les victimes ne sont pas des objets passifs, elles peuvent reaffirmer
    leur subjectivite propre et utiliser de manière opportune, comme un
    instrument de resistance, le traumatisme. Dans ce cas, neanmoins,
    elles sortent de la relation de soin. Certains demandeurs d'asile,
    par exemple, une fois obtenu leur attestation, qui de toute manière
    garantit un permis de sejour temporaire, abandonnent ou n'entament
    meme pas la therapie.

    Il est difficile, en particulier pour le lecteur non specialiste, de
    s'affranchir d'une posture d'evaluation et de ne pas hesiter dans son
    approche pour ou contre le traumatisme (et du stress post-traumatique,
    qui en est l'expression nosographique concrète), au fur et a mesure
    que l'on avance dans les argumentaires et les exemples. La n'est pas
    le but de l'ouvrage, mais plutôt de remettre le traumatisme sur pied,
    a savoir dans ses determinations historiques et ses effets concrets, y
    compris les ruses et les re-appropriations qu'en font les victimes. Le
    traumatisme " n'est ni une metaphysique, ni une construction sociale
    ", mais le resultat de conflits, de contraintes et d'actes de liberte,
    et comporte un ensemble de procedures qui s'appliquent a des situations
    concrètes, deja stratifiees par des rapports de pouvoir et qui seront
    ulterieurement modifiees par les procedures du traumatisme.

    Cette genealogie des conflits ne suffit pas a en expliquer les effets
    ; il existe un sentiment collectif de ce qui est juste, l'economie
    morale, qui parfois l'anticipe et le guide, parfois le suit. Ce n'est
    pas un hasard si, comme on le lit en plusieurs endroits, l'efficacite
    du traumatisme est independante de la reconnaissance clinique d'un
    stress post-traumatique, etant donne que son langage exprime l'angoisse
    de notre epoque. La sollicitude envers la victime parle donc de nous,
    depend de notre capacite d'identification, de partager un univers
    psychique commun. Ce n'est pas un hasard si la medecine humanitaire,
    quel que soit son engagement, a echoue en Afrique (p.

    272-273), car " le traumatisme choisit ses victimes " parmi
    lesquelles nous pouvons nous identifier, l'Afrique demeurant le lieu
    de l'alterite. Pour les memes motifs, dans le desastre de Toulouse,
    le manteau du traumatisme laisse au dehors les malades de l'hôpital
    psychiatrique, invisibles et irrepresentables, ainsi que les ouvriers
    en lutte.

    Les conclusions renvoient tous les cas analyses a une perspective
    morale, laquelle intègre l'ouvrage dans une recherche que Fassin
    coordonne depuis plusieurs annees, sur les modalites par lesquelles
    des configurations diverses et successives des droits de l'homme (vues
    de l'exterieur, de ce qui est considere comme intolerable) produisent
    une subjectivite (2). Il s'agit d'un livre qui est veritablement au
    carrefour de plusieurs disciplines : la sociologie, la psychiatrie,
    l'histoire, l'anthropologie, la philosophie et, peut-etre surtout,
    l'ethique ; vu l'objet et surtout l'angle d'attaque choisi, il eût
    ete difficile d'agir autrement. L'on y decouvre plusieurs pistes
    stimulantes, de la methodologique au rapport entre construction
    et realite en medecine, a celle, non thematisee mais toujours
    sous-jacente, des mutations de l'Etat-providence, chacune d'elles
    pouvant servir de fil conducteur pour une relecture ; en temoigne la
    diversite des recensions etablies par divers specialistes tels que
    des psychiatres, des historiens et des anthropologues. La cle morale
    et l'engagement militant sur l'actualite me semble la plus fidèle.

    Notes

    1. Didier Fassin, " Les economies morales revisitees ", in Annales HSS,
    6, 2009, p. 1237-66. Pour Thompson (" The Moral Economy of the English
    Crowd in the Eighteenth Century ", in Past and Present, 1, 1971,
    p. 76-136), il s'agissait d'introduire l'anthropologie dans l'histoire,
    " en attribuant au 'pauvre' les memes competences sociales reconnues au
    'primitif', la capacite de produire normes, droits et obligations "
    (p. 1242). In L'empire du traumatisme, voir p. 407 et suiv.

    2. Par exemple, Didier Fassin et Patrice Bourdelais, Les constructions
    de l'intolerable. Etudes d'anthropologie et d'histoire sur les
    frontières de l'espace moral, Paris : La Decouverte, 2005, qui contient
    aussi une etude de Richard Rechtman (" Du traumatisme a la victime. Une
    construction psychiatrique de l'intolerable "). Le projet " Morals. A
    Research Project in Social Sciences - Economies morales contemporaines
    ", conduit en parallèle par l'Ecole des Hautes Etudes de Paris et
    l'Institute for Advanced Studies de Princeton, va aussi dans ce sens.

    [Serenella Pegna enseigne les sciences politiques et sociales a
    l'universite de Pise.]

    Source : http://www.unive.it/nqcontent.cfm?a_id=147210 Traduction de
    l'italien : © Georges Festa - 02.2013.

    Avec l'aimable autorisation de Bruna Bianchi, redactrice en chef de
    Deportate, esuli, profughe (universite Ca' Foscari, Venise).

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    Source/Lien : Armenian Trends - Mes Armenies

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