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Pouvoir Ottoman : La Gestion Politique Des Massacres De Cilicie

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    POUVOIR OTTOMAN : LA GESTION POLITIQUE DES MASSACRES DE CILICIE

    http://www.collectifvan.org/article.php?r=0&id=74622
    Publié le : 26-07-2013

    Info Collectif VAN - www.collectifvan.org - Le Collectif VAN vous
    invite a lire cette information publiée sur le site Imprescriptible.

    Imprescriptible

    Légende photo : Pendaison de trois des six condamnés a mort
    arméniens.

    CPA, coll. M. Paboudjian.

    R. H. kévorkian , La cilicie (1909-1921) - RHAC III

    V - La gestion politique des massacres de Cilicie par le pouvoir
    ottoman

    Nous avons déja évoqué les circonstances qui aboutirent a la
    Catastrophe de Cilicie et comment le gouvernement ottoman traita a
    reculons la question majeure du nombre des victimes, pour finalement
    s'aligner sur des chiffres voisins de ceux annoncés par les milieux
    arméniens et internationaux. On devine aisément que sa volonté
    affichée de minimiser les pertes humaines visait avant tout a
    maintenir valide la thèse officielle d'émeutes incontrôlées
    ayant fait un nombre limité de victimes dans les deux camps. Ses
    déclarations officielles, reprises dans une bonne partie de la presse
    ottomane, avaient du reste convaincu l'opinion publique, habituée a
    voir ce rôle dévolu aux Arméniens, que les principaux responsables
    des Â"troubles Â" étaient ces derniers. Il se trouva donc fort
    peu d'hommes politiques ottomans pour exiger que la lumière soit
    faite sur l'affaire cilicienne, si ce n'est la dizaine de députés
    arméniens du Parlement ottoman et une poignée de députés turcs
    et grecs qui, nous allons le voir, firent preuve d'un certain courage
    dans un environnement ouvertement hostile.

    Si nous avons pu, dans les pages précédentes, au fil des
    événements, montrer assez précisément l'implication des autorités
    civiles et militaires locales dans les massacres de Cilicie, il nous
    faut a présent tenter de décrypter le rôle effectif du gouvernement
    ou des groupes politiques s'y rattachant, comme le Comité Union et
    Progrès, afin de pouvoir dire s'il s'agit uniquement d'initiatives
    locales ou bien de l'application d'ordres donnés a un niveau de
    pouvoir supérieur. Ce qui revient a soulever la question clé de
    la responsabilité du pouvoir dans ces événements et, dans son
    prolongement, des commanditaires éventuels de ces crimes.

    Véritables représentants de leur millet devant les autorités, les
    députés arméniens au Parlement ottoman avaient la une tribune pour
    exprimer l'indignation de leur nation contre ces nouvelles violences
    et exiger des éclaircissements après les accusations faisant d'eux
    les responsables de leur propre massacre.

    Les accusations portées, le plus souvent localement, contre les
    Arméniens durant la période antérieure aux massacres -- provocations
    et préparatifs secrets pour reconstituer un Â" Royaume arménien de
    Cilicie Â" -- pouvaient, cela a déja été souligné, être le fruit
    d'une mauvaise interprétation de l'attitude des Arméniens de Cilicie
    depuis le rétablissement de la Constitution. On peut tout aussi
    bien mettre sur le compte des traditions hamidiennes l'agressivité
    et la violence qu'on exprime alors a l'égard des Arméniens sans se
    soucier des conséquences de ces gestes. On peut enfin imaginer que le
    monde tribal en mutation que constituait la Cilicie était traversé
    par des courants antagonistes nous échappant et désireux d'asseoir
    localement leur pouvoir. Si tous ces paramètres sont fondés, ils
    ne peuvent toutefois suffire a expliquer l'embrasement soudain de
    la Cilicie le 14 avril 1909, dans un Empire ottoman dont tous les
    observateurs expérimentés savent qu'aucun acte de cette ampleur ne
    peut avoir lieu sans un ordre venu, ou supposé venu, des plus hautes
    autorités de l' état.

    Le plus paradoxal est que, tout en minimisant la portée des
    événements et en faisant porter leur responsabilité sur les
    Arméniens, la classe politique turque, voire arménienne au début,
    a attribué ces massacres, tout comme la contre-révolution du
    Â" 31 mars Â", a une conspiration ourdie par Abdul-Hamid et ses
    nostalgiques. Volonté de brouiller les pistes ou explication pratique,
    cette thèse paraît d'autant plus improbable qu'elle est contredite
    par la situation effective du sultan, que les Jeunes Turcs avaient
    progressivement isolé dans son palais de Yıldız en renvoyant une
    bonne partie de ses collaborateurs, en déplacant ailleurs sa garde
    albanaise, ne lui laissant qu'une faible capacité de maintenir
    en place ses réseaux et donc d'influer sur la situation politique
    intérieure. Même le P. Rigal, ce jésuite pragmatique, remarque que
    Â" L'auteur responsable de ces massacres est le même qui, treize ans
    auparavant, a immolé cent mille victimes et qui aujourd'hui, sentant
    le trône s'effondrer, a voulu, en tombant, faire disparaître de la
    terre ce peuple trop vivace dont le nom lui était odieux Â"139.

    Les premières réaction des autorités centrales

    Compte tenu de la brièveté de vie du cabinet Tevfik pacha, nommé
    le 18 avril et démissionnaire le 26 du même mois, il est clair
    que celui-ci n'a pas pu sérieusement prendre en main le pouvoir et
    encore moins s'occuper de l'affaire cilicienne. Comme nous l'avons
    rapporté en détail dans le chapitre consacré a Â" L'intermède
    des 17-24 avril a AdanaÂ", c'est pratiquement le sous-secrétaire
    d' état a l'Intérieur, Adil bey, qui a géré le dossier et rendu
    compte des événements au grand-vizir et au Parlement ottoman, mais
    c'est Mahmoud Chevket pacha qui a décidé d'envoyer des troupes
    en Cilicie. On ne peut donc pas porter de jugement consistant sur
    le comportement du cabinet Tevfik et encore moins lui attribuer une
    quelconque responsabilité.

    Au reste, le Parlement lui-même ne se saisit vraiment de l'affaire
    qu'au cours de sa séance du 2 mai 1909. Le chef historique jeune-turc
    Ahmed Riza, qui préside de nouveau la chambre ottomane ce jour-la,
    ne trouve rien d'autre a faire que de lire le rapport qui lui a été
    adressé le 26 avril par le vali d'Adana révoqué, mais toujours en
    place. Usant d'un langage guère plus mesuré que dans ses premiers
    rapports, Djévad bey apprend aux députés: Â" Nous avons appris de
    sources sÃ"res que la responsabilité des derniers événements140
    incombe a quelques fédaï arméniens [...] Â". La réaction des
    députés arméniens, appuyés par quelques collègues turcs et grecs,
    est immédiate : ils soulignent tout d'abord que le rapport du vali est
    un tissu de mensonge, puis attaquent le sous-secrétaire d' état Hadji
    Adil bey [Arda] dont le fameux télégramme adressé a Djévad bey se
    contentait de lui recommander de veiller a la Â" protection des sujets
    étrangers Â" et de Â" rétablir le calme Â", ce qui, sous l'Ancien
    régime, signifiait Â" massacrez les ArméniensÂ"141. L'assemblée
    exige alors que le ministre de l'Intérieur, Raouf bey, fournisse les
    explications nécessaires sur le dossier. Nommé depuis quelques jours
    et peu au fait de la question, celui-ci donne justement la parole a
    Adil bey, qui est par ailleurs membre du Comité central jeune-turc,
    pour s'exprimer au nom du ministère. Après une déclaration des
    plus prudentes et aseptisée, dans laquelle il cherche a justifier
    son Â" actionÂ" durant les événements de Cilicie, celui-ci informe
    l'assemblée que le grand-vizir Hilmi pacha et le général Mahmoud
    Chevket se sont concertés et ont décidé d'envoyer sur place une
    commission spéciale.

    Le chef de file des députés arméniens, Krikor Zohrab fait alors
    la déclaration suivante : Â" Il y a deux manières d'apprendre la
    vérité, soit par des mots, soit par des éléments matériels et
    des témoignages.

    Le conseiller [Adil bey] nous a lu les télégrammes du préfet d'Adana
    et du gouverneur de Djébèl Bérékèt, comme s'il s'agissait de
    documents fiables. Il lui a été demandé combien de personnes avaient
    approximativement été massacrées, et ce conseiller tout puissant142,
    qui est dix fois par jour en communication avec cette région,
    n'a pas été en mesure de nous donner l'information Â". Dans un
    article publié dans Le Temps, le correspondant du quotidien parisien
    note : Â" Au cours de la séance d'hier, une vive discussion s'est
    engagée sur les massacres d'Adana. Plusieurs députés, notamment
    les Arméniens, ont attaqué le gouvernement et demandé la mise en
    jugement de l'ex-vali.

    Le sous-secrétaire d' état a l'Intérieur a défendu le gouvernement
    : il a lu les télégrammes des autorités attribuant les troubles aux
    révolutionnaires arméniens et représentant partout les Arméniens
    comme les agresseurs [...] Â"143.

    Il est donc clair qu'au début du mois de mai, le gouvernement Hilmi
    pacha appuie la thèse développée par ses hauts fonctionnaires
    ciliciens. Une évolution de sa position, sans doute inspirée par
    les informations publiées dans la presse internationale et les
    notes verbales des Puissances, est cependant perceptible lorsque,
    lors de la séance parlementaire du 13 mai, fait annoncer aux
    députés qu'il a décidé d'envoyer en Cilicie, sous l'autorité
    du ministre de l'Intérieur, une commission d'enquête de quatre
    membres : deux Arméniens et deux musulmans, dont deux devront être
    fonctionnaires de l' état et deux députés. En conséquence, le
    gouvernement demande au Parlement de désigner en son sein deux
    personnalités. Le débat qui s'en suit révèle qu'une partie
    de la représentation nationale est opposée a la formation de
    cette commission, mais l'assemblée finit par élire un militant
    jeune-turc arménien, Hagop Babikian, et un autre député de ce
    parti, Chéfik bey. Au cours de la séance parlementaire du 23 mai,
    ce dernier s'étant désisté, on suggéra a Talaat bey d'accepter,
    mais celui-ci se déclara dans l'incapacité d'accepter l'offre et ce
    fut finalement le député jeune-turc de Castamouni, Youssouf Kémal,
    qui fut finalement élu. Durant la même séance, le président du
    Parlement, Ahmed Riza, insiste sur le fait que Â" l'affaire d'Adana
    a donné lieu a une polémique avec les Puissances européennes
    et le ministre des Affaires étrangères a quotidiennement des
    entrevues avec les ambassadeurs étrangers Â"144. On sent déja la
    la préoccupation des autorités, soucieuses de garder une bonne
    image de marque en Occident, et ainsi contraintes de faire preuve
    d'une certaine transparence. C'est d'ailleurs probablement plus pour
    répondre a ce souci que pour rassurer les victimes arméniennes,
    que le gouvernement met en place une commission d'enquête.

    C'est dans son discours-programme de gouvernement, prononcé devant
    le Parlement le 24 mai 1909, que le grand-vizir Husseïn Hilmi
    s'exprime enfin sur la crise cilicienne. Sans jamais évoquer les
    points sensibles, il dresse un catalogue des mesures prises, comme la
    déclaration de l'état d'urgence dans la province et la mise en place
    de cours martiales a Adana, mais aussi a Marach et Aïntab. Il annonce
    aussi que l'acheminement sur place de dix brigades de soldats a permis
    de ramener le calme et que Â" les biens volés durant les événements
    sont progressivement récupérés et remis a leurs propriétaires Â"
    -- il s'agit plus de vÅ"ux pieux que d'une réalité. Il rappelle
    enfin que pour évaluer le nombre des victimes et prendre la mesure
    de la responsabilité qui incombe notamment aux autorités locales,
    il a constitué une commission d'enquête composée de deux députés
    et deux hauts magistrats, dont les conclusions serviront a la mise
    en jugement immédiate des coupables145.

    Dès lors, le gouvernement et le parlement ottomans ne font plus
    la moindre déclaration officielle, se retranchant derrière la
    perspective des rapports a venir de la commission d'enquête
    officielle, dont ils attendent sans doute des conclusions
    apaisantes. En nommant deux députés jeunes-turcs réputés sÃ"rs,
    l'ancien magistrat Hagop Babikian et l'avocat Youssouf Kémal, ainsi
    que deux hauts magistrats crédibles, H. Mosditchian et Faïk bey, le
    cabinet Hilmi pacha espère évidemment que ces hommes Â" responsables
    Â" vont livrer des conclusions dédouanant l' état et la classe
    politique turque favorable a la Constitution, et sortir ainsi blanchi
    de cet affaire aux yeux de l'opinion publique internationale. On ignore
    évidemment si Hilmi donna des instructions a tel ou tel membre de la
    commission, mais en suivant de près leur travail sur le terrain et
    en lisant les conclusions des deux rapports connus -- celui des deux
    magistrats, officiellement remis le 10 juillet, l'autre rédigé par
    H. Babikian, mais conservé secret jusqu'en 1912 --, on peut mesurer
    jusqu'où le pouvoir était disposé a aller dans la mise en cause
    de la classe politique turque.

    Arrivés en Cilicie au début du mois de juin, les membres de la
    commission enquêtèrent assez minutieusement durant plus d'un mois. Si
    les deux magistrats, Faïk et Mosditchian, travaillèrent de concert
    et remirent un rapport commun, il n'en fut pas de même pour les deux
    députés, pourtant membres du même parti. Hagop Babikian, dont tout
    le monde s'accorde a dire qu'il était réputé pour son attachement
    a l'ottomanisme et son refus des cloisonnements communautaires,
    semble bien avoir été en désaccord avec son confrère turc. Le
    vice-consul de France a Mersine et Adana, Barré de Lancy, rapporte
    dans une dépêche adressée au chargé d'affaire a Constantinople, que
    Babikian Â" aurait eu des altercations assez vives avec son collègue
    musulman Youssouf Kémal qui se trouve encore a Adana Â"146. Reparti de
    Mersine le 4 juillet en compagnie des autres membres de la commission,
    a l'exception notable de Youssouf Kémal147, Babikian confirme
    lui-même, dans des interviews donnés a deux journaux jeunes-turcs
    durant son escale a Smyrne, qu'il y a eu quelques malentendus entre lui
    et son collègue. a une question du journaliste du quotidien smyrniote
    Ittihad 148 sur les résultats de son enquête et les raisons de ce
    massacre, il répond : Â" Compte tenu des éléments recueillis au
    cours de mon enquête, [on peut dire] que depuis la proclamation de
    la Constitution, les partisans de la tyrannie ont donné des signes
    de mécontentement et ont projeté de massacrer les chrétiens :
    cela est évident et prouvé par des documents judiciaires officiels
    Â". a une autre question du même journaliste sur la participation aux
    massacres des autorités locales ou centrales, le député de Rodosto
    réplique : Â" Le pouvoir central n'y a pas participé, mais en a été
    la cause. Quant aux autorités locales, elles sont impliquées. Le
    vali Djévad bey, le commandant militaire Moustapha Remzi pacha,
    le mutessarif du Djébèl Bérékèt Assaf bey, Abdul-Kader Baghdadi
    Zadé, Salih effendi Bochnak et le propriétaire du journal Ittidal,
    Ihsan Fikri notamment y sont totalement impliqués Â". Dans la même
    interview, Babikian fait aussi allusion au manque d'objectivité de
    la Cour martiale.

    H. Babikian est plus direct encore dans ses propos au correspondant
    du Tasviri Efkiar 149, annonciateurs de la tonalité de son rapport
    a venir. Concernant les rumeurs de désaccords avec son collègue
    Youssouf Kémal, qui auraient provoqué son retour prématuré, il
    esquive la question en faisant valoir qu'il a achevé sa mission et
    que son confrère va rentrer très prochainement. Relativement a la
    situation sur place, après avoir pris quelques précautions oratoires,
    en soulignant d'emblée qu'il fallait entendre ses propos comme ceux
    d'un Ottoman convaincu, soucieux du bonheur et du développement de
    la patrie, il affirme que Â" les détails publiés dans les articles
    de la presse européenne concernant les événements d'Adana n'ont
    rien d'exagéré et sont même, par rapport a ce qu'il a observé
    lui-même, en dessous de la vérité Â". C'est cependant son analyse
    de l'origine des événements qui est de loin la plus intéressante
    : Â" L'affaire d'Adana a deux causes majeures : la réaction et la
    tyrannie [...] L'ancien mufti de Baghtché a commencé a circuler ici
    et la en affirmant que liberté et constitution sont une invention des
    chrétiens, qui sont opposés a la charia, et il a ainsi commencé a
    exciter la population, a soulever les musulmans contre les chrétiens
    et la Constitution Â".

    Relativement a une implication éventuelle du sultan Abdul-Hamid,
    Babikian souligne que, même si cette opinion circule, il n'y a aucune
    preuve de cela. Suivent trois questions qui forment ensemble la base
    des accusations distillées par les autorités locales ciliciennes dans
    l'opinion publique ottomane : 1) -- On maintient que les Arméniens ont
    été la cause des désordres : cela est-il exact ? -- Les documents
    officiels que j'ai avec moi prouveront que cette hypothèse est
    totalement erronée ; 2) -- On affirme que les Arméniens ont voulu
    proclamer leur indépendance en Cilicie : est-ce vrai ? -- L'enquête
    a révélé que cette accusation était totalement infondée ; 3)
    -- Le primat d'Adana, l'évêque Mouchègh, est-il impliqué dans
    cette affaire ? -- Les résultats de notre enquête prouvent que
    le primat n'est pas impliqué, et qu'au contraire, dès le mois de
    janvier [1909], l'évêque Mouchègh avait remis des mémorandums
    a la préfecture dont notre enquête a révélé la teneur. Mgr
    Mouchègh a alors déclaré oralement au vali qu'il y avait des
    risques qu'a l'avenir des troubles éclatent et lui a suggéré de
    prendre les mesures qui s'imposaient, mais les propos du prélat ont
    été considérés excessifs et la mise en Å"uvre de moyens inutile ?

    La réponse de Babikian a la question suivante, concernant le nombre
    de victimes et la proportion Â" des musulmans et des non musulmans Â",
    est d'autant plus intéressante qu'elle fait pour la première fois
    allusion aux statistiques établies par le nouveau vali Zihni, rendues
    publiques bien plus tard, évaluant a un peu plus de 20 000, dont 620
    musulmans, le total des morts. La dernière question concerne une autre
    affaire qui a prêté a controverse : la blessure recue au bras par
    le consul anglais d'Adana que les autorités locales ont présentée
    comme un exemple de l'attitude criminelle des Arméniens. Voici ce
    qu'en dit Babikian : -- J'ai personnellement interrogé le consul
    sur ce point et il m'a raconté ceci : Â" Les troubles venaient de
    commencer ; la terreur régnait partout ; je suis sorti dans la rue ;
    j'ai vu quelqu'un qui, par son regard, son comportement et ses faits
    et gestes donnait l'apparence d'être devenu complètement fou,
    et courait dans ma direction. Il fuyait. J'ai voulu aller vers lui
    pour lui demander ce qui se passait. Le fuyard a interprété mon
    mouvement comme révélateur d'une mauvaise intention de ma part et
    il a vidé son revolver sur moi et s'est enfui150.

    Il faut aussi noter que Tasviri Efkiar fit peu après une interview
    de Faïk bey, dans laquelle il affirme que ces événements ne sont
    pas le fait des milieux réactionnaires, mais dÃ"s a Â" l'ignorance
    des populations musulmanes et chrétiennes locales Â"151.

    Tout ceci donne déja de bonnes indications sur la tonalité des
    rapports des enquêteurs, avant même que ceux-ci soient rendus
    publics.

    Ces interviews permettent aussi de se faire une idée de la tonalité
    de la presse jeune-turque de Constantinople qui, jusqu'alors, a grosso
    modo publié des informations reprenant les thèses développées par
    le vali Djévad bey et le sous-secrétaire d' état a l'Intérieur
    Adil bey.

    Indéniablement, les conclusions des deux rapports d'enquête, y
    compris celui déposé par Faïk et Mosditchian, viennent remettre en
    cause la ligne de défense adoptée jusqu'au mois de juillet par les
    milieux turcs en Cilicie comme a Constantinople : dans aucun des deux
    il n'est question d'une quelconque responsabilité des Arméniens, dont
    le statut est bien celui de victime. Cependant, il y a pour ces mêmes
    milieux turcs un abîme entre les propos très généraux, ménageant
    la classe politique en attribuant cette flambée de violence a une
    populace ignorante et a des hauts fonctionnaires locaux incompétents,
    et le discours tenu par Hagop Babikian. Ce dernier a, semble-t-il,
    transgressé une règle tacite qui interdit de dire ouvertement que
    des populations musulmanes locales ont recu l'ordre de massacrer les
    Arméniens ; que les soldats de l'armée de Macédoine dépêchés
    sur place ont eux-mêmes procédé au second massacre d'Adana ; que
    les dirigeants jeunes-turcs de Cilicie ont directement participé a
    l'organisation de ces exactions, etc. Car, si tel n'avait pas été
    le cas, on se demande pourquoi seul le rapport Faïk-Mosditchian,
    remis le 10 juillet, a été rendu public, et encore une vingtaine
    de jours plus tard, tandis que le rapport Babikian est resté dans
    un placard (du Patriarcat) durant plus de trois ans.

    Plusieurs éléments viennent du reste confirmer qu'il y a eu des
    pressions dans les milieux parlementaires et probablement au niveau
    du gouvernement et de la direction du Comité Union et Progrès pour
    que le rapport Babikian ne soit pas rendu public.

    On note tout d'abord que Youssouf Kémal tente de discréditer
    et d'exclure de la commission son collègue Babikian en adressant
    un télégramme au Parlement ottoman le 3 juillet, informant les
    députés que celui-ci a prématurément quitté la Cilicie avant
    d'avoir achevé sa mission -- nous avons vu que ce n'est pas l'avis de
    Babikian -- et demande a ce que le député juif de Salonique Carasso
    soit envoyé au plus vite a Adana pour le remplacer152. Il semble
    que le Parlement ait sérieusement songé a procéder au remplacement
    éventuel de Babikian puisque dans une dépêche au chargé d'affaire
    a Constantinople, datée du 9 juillet153, le vice-consul francais
    a Mersine et Adana signale : Â" On attend a Mersine l'arrivée du
    député Carasso. Son collègue musulman est toujours a Adana. Il se
    déclare contraire a tout paiement d'indemnité en se basant sur le
    fait qu'il y a eu révolution et que le gouvernement ne peut être
    tenu responsable. Le vali en dit autant pour les sÅ"urs [francaises]
    qui reconstruisent Â". Youssouf Kémal déclara d'ailleurs, dès la
    fin juin, que les désordres organisés par les Arméniens et quelques
    musulmans de Cilicie visaient a favoriser le parti Ahrar et a nuire au
    Comité jeune-turc, ce qui en dit long sur l'état d'esprit dominant
    parmi les militants ittihadistes154. Les interviews de Babikian ont
    toutefois eu un certain effet et il est probable qu'après réflexion
    le Comité jeune-turc de Salonique a préféré éviter de mettre
    a l'écart l'un de ses militants, même s'il est arménien, pour
    éviter de prendre trop ouvertement position en faveur de la thèse
    de la responsabilité arménienne.

    L'évolution de la position du cabinet Hilmi sur l'affaire d'Adana

    En ce début du mois de juillet, un basculement est en train de se
    produire. Certes, dans ses numéros des 1er et 19 juillet, le quotidien
    jeune-turc Tasviri Efkiar a publié un article du député de Konia,
    Ebouzzia Tevfik bey, confirmant la position de son parti sur le fait
    que Â" les responsables sont uniquement les Arméniens Â", n'hésitant
    pas par ailleurs a féliciter la Cour martiale pour son travail sur le
    terrain155 -- nous verrons que cette première cour martiale s'appuie
    sur les rapports de Djévad pour condamner les Arméniens comme
    coupables de leur propre massacre. On note aussi, une déclaration
    de Hakkı bey, membre éminent de la direction jeune-turque, au
    Temps de Paris (daté du 28 mai). Sans doute soumis a la pression
    de l'opinion publique occidentale au cours de son séjour en Europe,
    celui-ci n'a pas hésité, pour dédouaner son parti et son pays, a
    affirmer : Â" On exagère. Votre presse ne nous montre pas toujours
    beaucoup de bienveillance. En fait, nous savons aujourd'hui que
    les troubles d'Adana furent fomentés de Constantinople. Nous avons
    saisi des dépêches qui prouvent que le comité arménien cherchait
    une intervention de l'Europe Â"156. Et cela a évidemment provoqué
    une réaction des chefs de la FRA, officiellement alliée du parti
    jeune-turc, demandant au Comité central de Salonique de désavouer
    les propos de leur collègue de la direction ittihadiste.

    Ces déclarations semblent cependant constituer une sorte de
    dernier baroud d'honneur des milieux turcs. Après deux mois de
    campagne anti-arménienne, les membres de la commission d'enquête
    sont rentrés, y compris Youssouf Kémal qui a quitté Mersine le
    14 juillet157, et souhaitent présenter leurs rapports. Youssouf
    Kémal participe justement a la séance parlementaire du 20 juillet,
    au cours de laquelle il annonce qu'il va présenter ses conclusions a
    l'assemblée dans quelques jours158. Durant la séance du 26 juillet, a
    laquelle Hagop Babikian assiste, on note les premiers effets du rapport
    Faïk-Mosditchian qui accusent nommément le vali d'Adana Djévad, le
    commandant militaire Moustapha Remzi pacha, Abdul-Kader Baghdadi Zadé
    et Ihsan Fikri d'être les principaux responsables des massacres. Or,
    tous ces hommes ont été disculpés par la Cour martiale formée
    au mois de mai et principalement constituée d'officiers supérieurs
    jeunes-turcs159. On note pourtant un durcissement de certains milieux
    turcs qui s'étaient jusqu'alors montrés assez discrets. Du haut de
    la tribune, Ismaïl Hakkı, le député jeune turc de Gumuldjina,
    reproche au gouvernement de s'être mêlé des affaires de la Cour
    martiale d'Adana, dont le président et un membre éminent ont
    démissionné après l'ordre d'arrestation des responsables des
    massacres adressé par le gouvernement. Il est suivi en cela par la
    moitié des députés du Parlement qui votent une motion contre le
    cabinet Hilmi, lequel n'a fait, pour l'occasion, que mettre en Å"uvre
    les recommandations du rapport Faïk-Mosditchian. Hagop Babikian
    se lève alors et remarque : Â" 21 000 personnes ont été tuées
    a Adana et vous vous levez a présent pour défendre deux personnes
    Â". S'en suit une assez violente passe d'arme au cours de laquelle
    on observe que nombre de députés turcs contestent même le nombre
    des victimes et plus généralement le fait que les responsables de
    cette boucherie ne sont pas Â" les Â" Arméniens.

    Pour mettre fin a ce fort moment de tension, révélateur des clivages,
    l'assemblée accepte la proposition que le débat sur l'affaire d'Adana
    n'ait lieu qu'après présentation des rapports de la commission
    d'enquête parlementaire. Ainsi s'achève, ce 26 juillet 1909, l'amorce
    de débat sur les événements de Cilicie160. Des documents accablants
    sont cependant publiés dans la presse stambouliote dès le lendemain,
    comme deux télégrammes chiffrés adressés par le vali Djévad bey
    aux mutessarif et sous-préfets de sa province, ainsi qu'au ministère
    de l'Intérieur. Dans le second, on peut par exemple lire : Â" Les
    Arméniens ont attaqué ; le palais du gouvernement [comprenons la
    préfecture] est assiégé ; les Arméniens sont armés et massacrent
    des Turcs désarmés. Venez nous en aide Â"161. En cette dernière
    semaine de juillet, la tension est a son comble. Tout indique que
    le débat est impossible dans ce pays où le massacre de certains
    éléments n'est pas encore considéré par la majorité de la classe
    politique et l'écrasante majorité de l'opinion publique comme un
    crime. L'ambassadeur de France, Bompard, rapporte justement a son
    ministre Pichon que le gouvernement a dÃ" suivre Â" les conseils du
    Comité Union et Progrès qui désirait voir donner satisfaction
    a l'opinion pour éviter a la chambre une discussion dangereuse a
    propos du rapport déposé par la commission d'enquête Â"162.

    Effectivement, le débat n'aura pas lieu, notamment parce que le
    député Hagop Babikian est mort le dimanche 1er aoÃ"t, la veille du
    jour prévu pour présenter son rapport devant le parlement163. Le
    frère du défunt, rapporte que le jour de sa mort, Hagop Babikian
    s'est installé a son bureau pour mettre la dernière main a son
    rapport ; que dans la matinée, il s'est plaint de douleurs au ventre
    et a la poitrine ; que dans la soirée, son état s'est soudain
    aggravé et qu'il a rapidement sombré dans un coma, bientôt suivi
    de son décès. Compte tenu du contexte, il va sans dire que cette
    mort subite a alimenté les rumeurs les plus variées. Rien n'indique
    cependant de manière formelle que ce décès a été provoqué. On
    peut tout au plus constater que cette mort a évité que le rapport
    Babikian, dont le public ne connaissait alors que les grandes lignes
    a travers les interviews données, ne soit rendu public164.

    Certes, au cours de la séance parlementaire du lendemain, 5 aoÃ"t,
    le président de l'assemblée a informé les députés que Youssouf
    Kémal avait remis son rapport d'enquête et le député arménien
    Vartkès a demandé a ce que le rapport Babikian soit également lu,
    et l'assemblée a finalement décidé d'entendre les conclusions
    des deux députés le samedi suivant, 7 aoÃ"t. Mais le lendemain,
    lorsque la question a été remise a l'ordre du jour, le président
    a proposé a l'assemblée de soumettre ces rapports a l'examen d'une
    commission parlementaire spéciale préalablement a leur lecture, et
    la proposition a été immédiatement adoptée165 : l'affaire d'Adana
    venait d'être évoquée au Parlement ottoman pour la dernière fois,
    car les deux rapports ne furent jamais rendus publics et on ignore
    même jusqu'a présent le contenu de celui de Youssouf Kémal, dont
    on sait cependant, par les déclarations publiques de son auteur,
    qu'il était loin de conclure dans le sens de celui de H. Babikian.

    Il semble, en fait, que dans l'intervalle des négociations ont eu
    lieu en coulisse pour, ainsi que l'ambassadeur francais l'a souligné,
    éviter le déballage public d'une affaire des plus embarrassantes. Le
    CUP et son gouvernement craignent apparemment une réaction populaire
    -- c'est du moins ce qu'ils disent en privée -- et, surtout, que
    la responsabilité avérée de ses militants dans les massacres soit
    trop soulignée.

    Confidentielles par nature, ces négociations semblent s'être
    déroulées entre les leaders jeunes-turcs et leurs alliés arméniens
    de la FRA, qui préparaient alors le fameux accord de coopération
    que nous avons déja évoqué166. Il est probable que les députés
    arméniens aient accepté que les rapports ne soient pas rendus publics
    et que le débat parlementaire n'ait pas lieu, se ralliant en cela
    aux arguments de leurs collègues turcs, a savoir que le débat ne
    résoudrait rien et risquait plutôt d'envenimer les choses, car la
    majorité du Parlement ne veut pas entendre une vérité peu flatteuse
    pour l'Empire ottoman.

    En échange, on a tout aussi vraisemblablement promis aux Arméniens de
    faire une déclaration publique les lavant de toutes les accusations
    portées contre eux depuis les événements, de créer sur place un
    véritable climat de sécurité, d'aider les rescapés a récupérer
    au plus vite au moins une partie de leurs biens pillés et, surtout,
    de faire justice en punissant les véritables coupables de ces crimes.

    Plusieurs éléments permettent en effet de constater un revirement
    de la politique officielle du gouvernement en ces premiers jours
    d'aoÃ"t 1909.

    1) Un nouveau préfet d'Adana vient d'être nommé. Il s'agit du
    colonel Ahmed Djémal bey -- le futur ministre de la Marine et chef
    de la IVe armée durant la Première Guerre mondiale -- qui est un
    membre très influent du Comité central de l'Union et Progrès,
    réputé énergique et libéral167.

    2) Un véritable budget est alloué pour venir en aide aux dizaines
    de milliers d'Arméniens restés sans toit168.

    3) Les Cours martiales installées en Cilicie ont enfin procédé a
    l'arrestation des principaux responsables des massacres, mais fait
    pendre de simples exécutants.

    4) Le grand-vizir Hilmi pacha a publié, le 11 aoÃ"t, une circulaire
    officielle blanchissant totalement les Arméniens de toutes les
    accusations portées contre eux169. Une phrase résume le ton général
    de ce texte : Â" Il n'est pas douteux qu'au temps de l'Ancien régime
    où se pratiquaient les abus du despotisme, certaines classes de la
    communauté arménienne travaillaient dan un but politique. Mais
    quelle que soit la forme dans laquelle ce travail s'opérait, il
    n'avait d'autre but que de s'affranchir des vexations et des méfaits
    insupportables d'un gouvernement despotique Â". Propos en forme d'aveux
    qui sous-tendent que les Arméniens ont été massacrés parce qu'on
    continuait en 1909 a les considérer collectivement comme les fédaï
    sous l'Ancien régime, c'est-a-dire comme des Â" terroristes Â" et
    des révolutionnaires. Apparemment beaucoup ne semblaient pas encore
    avoir compris qu'une révolution avait effectivement eu lieu en 1908.

    5) Le 12 aoÃ"t, le ministre de la Justice, Naïl bey a déclaré
    publiquement : Â" Les Arméniens n'ont aucune responsabilité dans
    les causes de ces événements Â"170. Phrase qui clôt cette campagne
    de réhabilitation.

    L'activité des premières Cours martiales instituées en Cilicie

    Rien n'est plus significatif d'une volonté politique que la mise
    en Å"uvre par l' état d'une justice susceptible de punir des
    coupables et ainsi de rétablir la paix civile et le règne du
    droit. Or, concernant les événements de Cilicie, les activités
    des premières cours martiales locales donnèrent lieu a des Â"
    abus Â" qui scandalisèrent plus d'un observateur, sans parler des
    victimes elles-mêmes. Â" Il n'est malheureusement que trop certain,
    dit un diplomate, que les nouveaux gouvernants s'occupent bien plus
    d'accuser les Arméniens que de rechercher les vrais coupables. C'est
    par centaine qu'on arrête les Arméniens, alors que les instigateurs
    des massacres restent impunis et dirigent même avec insolence l'Å"uvre
    de la justice Â"171. Ces cours ont aussi une autre particularité :
    elles sont constituées des principaux organisateurs des massacres et
    travaillent toutes sur la base de rapports fournis par des commissions
    d'enquête locales dont les membres sont également impliqués dans les
    massacres172. Elles ont ainsi le pouvoir de désigner les Â"coupables
    Â". Les rapports Babikian et Faïk-Mosditchian soulignent du reste
    ces anomalies, ainsi que la pratique courante des faux témoignages
    et des aveux extorqués aux victimes.

    C'est a la suite de protestations diplomatiques et d'une vive réaction
    des milieux arméniens de Constantinople que le grand-vizir Husseïn
    Hilmi annonca finalement devant le Parlement, le 24 mai 1909,
    la formation d'une Cour martiale de cinq membres, issus des rangs
    jeunes-turcs, présidée par Youssouf Kénan pacha. Cependant, cette
    instance était semble-t-il dépourvue de moyens d'enquête et reprit
    tout bonnement les dossiers instruits avant son installation. Elle
    institua en outre trois branches locales a Tarse, Erzin et Marach.

    La ligne directrice, probablement imposée du centre, de cette Cour
    martiale formée de gradés jeunes-turcs consiste dans un premier temps
    a frapper indistinctement des deux côtés, chez les bourreaux comme
    chez les victimes, pour donner l'impression d'une justice équitable,
    ou plus exactement pour sauver la fiction d'une responsabilité
    arménienne. La meilleure preuve de cet état d'esprit est le rapport
    -- que personne n'avait commandé -- de la Cour martiale, rendu public
    quelques jours avant celui de Faïk et Mosditchian. Une phrase extraite
    du rapport a charge contre les Arméniens de Cilicie -- nous l'avons
    déja évoqué pour illustrer le dossier d'accusation des Arméniens
    -- résume l'état d'esprit des magistrats militaires : Â" Le fait
    qu'ils [les Arméniens] aient fait preuve d'autant de hardiesse en
    usant de la liberté et de l'égalité qu'ils venaient d'acquérir
    n'a pas été très apprécié par les musulmans Â"173. Traduisons
    : des propagandistes non identifiés ont Â"expliqué Â" a une
    population déja bien disposée que ce comportement des Arméniens
    était le premier signe d'un projet d'indépendance et de massacre
    des musulmans. a cet égard, la note verbale du ministre francais
    Pichon au ministre des Affaires étrangères ottoman résume bien les
    méthodes employées par la Cour martiale d'Adana : Â" Six Arméniens
    viennent d'être pendus a Adana par ordre de la Cour martiale, avec
    neuf musulmans, comme provocateurs des massacres. Ainsi la Cour
    martiale a adopté dans une large mesure la version des autorités
    d'Adana qui voulaient rejeter sur les Arméniens la responsabilité
    de la catastrophe. Nous protestons contre cet acte d'iniquité, par
    lequel six représentants de la population arménienne si cruellement
    frappée sont châtiés avec les représentants des massacreurs
    musulmans comme provocateurs des massacres. Nous savons en outre que
    ces musulmans châtiés ne sont que d'obscurs instruments et que les
    vrais coupables restent impunis. Le vali d'Adana n'a même pas été
    traduit devant la Cour martiale. Le directeur du journal turc Ittidal
    d'Adana, qui a pris personnellement une part active au massacre et
    qui depuis lors publie des articles dangereusement calomnieux contre
    les Arméniens, n'est nullement inquiété et continue sa campagne
    [...] Â"174. Ce constat se vérifie sur le terrain, puisque la Cour
    martiale acquitte tous les responsables locaux.

    L'exécution de ces six Arméniens, ainsi que la remise du rapport
    Faïk-Mosditchian oblige, comme nous l'avons vu, le gouvernement
    a réagir. Le cabinet Hilmi pacha donne donc l'ordre d'arrêter
    les personnes incriminées dans leur rapport : le vali Djévad bey,
    le commandant militaire Moustapha Remzi pacha, le président du Club
    jeune-turc d'Adana, Ihsan Fikri, le très influent notable Abdul-Kader
    Baghdadi Zadé, le mutessarif du Djébèl Bérékèt Adil Assaf bey,
    le commissaire de police Kadri bey et leurs complices.

    Il faut cependant attendre plus de quinze jours, jusqu'au 27 juillet,
    pour que l'ancien vali Djévad soit arrêté, car le vali Zihni pacha
    et les membres de la Cour martiale refusent d'appliquer les ordres
    -- nous avons déja constaté qu'ils avaient de nombreux alliés
    au Parlement.

    Dès lors, le grand-vizir n'a d'autre choix que de procéder,
    le 29 juillet, au remplacement simultané du vali Zihni175 par
    Ahmed Djémal et du président de la Cour martiale Youssouf Kénan
    par Ismaïl Fazli pacha, qui occupait jusqu'alors les fonctions de
    commandant militaire de Smyrne. Le même jour, toutes les personnes
    citées ci-dessus sont arrêtées. Au cours du mois d'aoÃ"t,
    la Cour martiale réformée juge donc enfin les responsables des
    massacres. Il n'est évidemment plus question de responsabilité des
    Arméniens, mais les vieux réflexes semblent encore prédominer. Le
    Patriarcat arménien de Constantinople fait amèrement remarquer au
    grand-vizir que, malgré cela, nombre d'Arméniens croupissent dans
    les prisons ciliciennes dans des conditions effroyables, soumis au
    bon vouloir et a la brutalité de leurs gardiens. Il se plaint aussi
    de la légèreté des peines infligées. Qu'on en juge : Djévad est
    condamné a six ans d'interdiction de toute fonction administrative
    -- on lui attribue cependant une solde minimale -- ; Moustapha
    Remzi a trois mois de prison -- la peine ne sera pas appliquée
    -- ; Assaf bey a quatre ans d'interdiction de fonction publique ;
    Ihsan Fikri a une interdiction de séjour a Adana ; son collègue de
    l'Ittidal Ismaïl Séfa a un mois d'emprisonnement ; Osman bey, le
    commandant de la garnison d'Adana, a trois mois de prison ; Abdul-Kader
    Baghdadi Zadé a l'exil au Hedjaz pour deux ans -- il est amnistié a
    l'occasion de l'anniversaire de la Constitution176. Le vice-consul de
    France a Mersine et Adana explique dans ses rapports au ministre des
    Affaires étrangères Pichon, le mode de fonctionnement de la Cour
    martiale et note qu'il est quasiment impossible pour un Arménien de
    témoigner et que certains membres de la Cour semblent sensibles aux
    cadeaux de certains inculpés. Ihsan Fikri a même été convoqué a
    Constantinople, après un bref séjour au Caire, par ses collègues
    jeunes-turcs pour officiellement y faire son rapport, mais personne
    ne l'a publiquement désavoué pour son action.

    Pendant ce temps, sur le terrain, le nouveau vali Djémal bey fait
    pendre a tour de bras plus d'une centaine de massacreurs qui, comme
    l'indiquent les diplomates, ne sont que des seconds couteaux, de
    simples exécutants.

    Les limites de cette justice sont illustrées par l'entrevue que le
    patriarche a avec le président de la Cour martiale, Ismaïl Fazıl
    pacha, le 4 septembre, alors que ce dernier vient de condamner a
    mort quarante Turcs et trois Arméniens. a une question du prélat
    arménien, le général turc réplique : Â" Certes, il est totalement
    acquis que les Arméniens étaient innocents, cependant, il y a des
    Arméniens qui ont commis des actes que les Turcs eux-mêmes ne se
    permettent pas [...] Â"177.

    En définitive, le gouvernement a, en changeant le président de
    la Cour martiale, corrigé les excès les plus criants et fait
    appliquer des peines de principe assez révélatrices de ses
    préoccupations. Nous touchons la du doigt une question que nous
    évoquions au début de cette étude : pour la première fois
    dans l'histoire vieille de cinq siècles de l'Empire ottoman, un
    élément non musulman a osé exiger que justice soit faite, que
    des gens soient condamnés pour leurs crimes, que les peines soient
    réellement appliquées pour certains et que cela a entraîné de
    vives réactions dans la Â" vieille Turquie Â".

    Au-dela des bonnes intentions annoncées par le cabinet Hilmi,
    Â" les tribunaux militaires ont persisté a juger les Arméniens
    comme rebelles, sans permettre d'ailleurs a ceux-ci de faire la
    preuve du contraire ; a mener leurs enquêtes avec l'assistance des
    fonctionnaires les plus notoirement compromis ; a se laisser diriger
    par les provocateurs et les organisateurs des massacres ; enfin
    a se baser sur de fausses dépositions [...] Â". Un autre témoin
    américain remarque : Â" Bien des gens sont gardés en prison par
    suite des faussesaccusations dont ils ont été l'objet. Il semble
    que chacun puisse être arrêté et emprisonné sur un mot prononcé
    par un musulman.

    Je ne connais aucun cas où le témoignage d'un Arménien appelé
    a témoigner a été accepté Â". Â" Dans cette hâte a inculper
    les Arméniens, on va jusqu'a assigner en justice des individus
    trépassés plusieurs mois avant les troubles Â"178. Le cabinet Hilmi
    et les membres jeunes-turcs de la Cour martiale semblent donc plus
    préoccupés de sauver les apparences que de rendre justice.

    139) Infra, p. 152.

    140) Il fait allusion aux seconds massacres d'Adana qui sont en cours
    lorsqu'il écrit.

    141) Supra, p. 57, n. 59, infra, p. 152.

    142) Il fait allusion au fait qu'il était alors, de facto, en charge
    du ministère de l'Intérieur.

    143) Numéro daté du 3 mai 1909, p. 1, dans un article intitulé Â"
    La crise turque : les Arméniens se plaignent a la Chambre Â".

    144) Une traduction complète des minutes des séances du Parlement
    ottoman sont publiées par la presse stambouliote du lendemain,
    notamment dans Puzantion, nos 3836 et 3837, datés des 24 et 25 mai,
    pp. 2-3 ; cf. aussi Terzian, op. cit., pp. 611-615.

    145) Ibidem.

    146) AMAE, Correspondance politique, Turquie, n. s., vol. 83, f°
    159/2, datée du 3 juillet 1909, Barré de Lancy a Boppe.

    147) Ibidem.

    148) Repris dans Azadamard, n° 13, daté du 7 juillet 1909, p. 3.

    149) Repris dans Azadamard, n° 15, daté du 9 juillet 1909, p. 3.

    150) Ibidem.

    151) Repris dans Azadamard, n° 18, daté du 13 juillet 1909, p. 3.

    152) Compte rendu de la 105e séance du Parlement dans Azadamard,
    n° 11, daté du 5 juillet 1909, p. 2.

    153) AMAE, Correspondance politique, Turquie, n. s., vol. 83,
    f° 159/3.

    Gabriel-Georges Barre de Lancy (né le 8 Sept. 1865); élève a l'
    école des Jeunes de langues; diplômé de l' école des Langues
    orientales vivantes; licencié en droit; élève drogman a Alep,
    16 décembre 1887; gérant du vice-consulat de Diarbékir,
    du 30 Septembre 1891 au 30 Juin 1892; détaché au consulat de
    Constantinople, 23 juillet 1892; a Constantinople, 30 mars 1893;
    a Beyrouth, 12 avril 1895; drogman de 2e classe, drogman-chancelier
    a Damas, 18 sept. 1895; gérant du vice-consulat de Caïffa, 4 juin
    1895-28 juillet 1896; gérant du consulat de Damas, 1er juillet-5
    décembre 1897; drogman de première classe, 4 décembre 1900; 1er
    interprète a Smyrne, 30 novembre 1902 ; gérant du consulat de Damas,
    1er aoÃ"t-26 novembre 1904; officier d'académie, 1er mars 1906;
    inscrit dans le cadre des vice-consuls de 1 re classe, a dater du
    4 décembre 1900; et vice-consul a Mersina et Tarsous, 7 juin 1909;
    consul de 2e classe, 31 janvier 1910; a Rabat, 3 avril 1912; a Alep,
    30 octobre 1913; chevalier de la légion d'honneur, 3 aout 1914;
    placé a la disposition, 23 aoÃ"t 1919 ; Annuaire Diplomatique et
    Consulaire de la République Francaise pour 1909-1910 [1918,1920].

    154) FO 195/2306, lettre de Doughty-Wylie a son ambassadeur, datée
    du 30 juin 1909.

    155) Repris dans Azadamard, n° 10, daté du 3 juillet 1909, p. 3.

    156) Repris dans Azadamard, n° 12, daté du 6 juillet 1909, p.

    1.D'après l'éditorialiste de ce quotidien, les membres du
    gouvernement reconnaissent en privée que toutes ces accusations sont
    fausses, mais refusent de le déclarer publiquement.

    157) AMAE, Correspondance politique, Turquie, n. s., vol. 83, f°
    159/7, dépêche datée de Mersine le 16 juillet 1909, de Barre de
    Lancy a Boppe.

    158) Compte rendu dans Azadamard, n° 25, daté du 21 juillet 1909,
    p. 2.

    159) Il est vrai que trois de ces personnages et bien d'autres
    meurtriers ont curieusement été nommés dans les commissions
    d'enquêtes locales chargées d'instruire les dossiers a charge les
    concernant eux-mêmes.

    160) Compte rendu dans la presse stambouliote du 27 juillet, notamment
    dans Azadamard, n° 29, daté du 27 juillet 1909, p. 2. D'après
    Chérif pacha, Ismaïl Hakkı faisait alors parti du Comité central
    jeune-turc : Mécheroutiette, n° 38, janvier 1913, p. 16.

    161) Publiés dans Azadamard, n° 29, daté du 27 juillet 1909, p. 3.

    162) AMAE, Correspondance politique, Turquie, vol. 83, f° 162,
    Thérapia le 11 aoÃ"t 1909.

    163) Azadamard, n° 34, daté du 2 aoÃ"t 1909, p. 3.

    164) Azadamard, n° 34 et 36, datés des 2 et 4 aoÃ"t 1909,
    p. 3. Ses funérailles, le 4 aoÃ"t, donnèrent lieu a une cérémonie
    Å"cuménique de grande ampleur -- parlementaires, sénateurs, membres
    du gouvernement, corps diplomatique étaient présents en grand nombre
    -- au cours de laquelle Youssouf Kémal et Krikor Zohrab prirent
    la parole pour rendre hommage au courage politique et a l'altruisme
    du défunt

    165) Minutes de ces séances publiées dans la presse stambouliote
    et par Terzian, op. cit., pp. 621-623.

    166) Cf. supra, p. 8, n. 3.

    167) Azadamard, n° 38, daté du 6 aoÃ"t 1909, pp. 1-2, annonce
    la nomination de Djémal bey et publie une interview de lui ;
    l'ambassadeur Bompard annonce également cette nomination dans une
    lettre au ministre Pichon du 11 aoÃ"t 1909 : AMAE, Correspondance
    politique, Turquie, n. s., vol 283, f° 162.

    168) Les fonds furent remis a des commissions composées de notables
    locaux plus ou moins impliqués dans les massacres, qui détournèrent
    la plupart des fonds. On peut aussi signaler qu'on ne restitua que
    symboliquement quelques biens pillés pendant les massacres : FO
    195/2306, lettre de Doughty-Wylie a Lowther, d'Adana a Constantinople,
    datée du 9 mai 1909.

    169) Texte francais dans AMAE, Correspondance politique, Turquie, n.

    s., vol 283, ff. 164 22 a 164 23v° ; texte arménien dans Azadamard,
    n° 42, daté du 12 aoÃ"t 1909, p. 1.

    170) Publiée dans Azadamard, n° 42, daté du 12 aoÃ"t 1909, p. 3.

    171) FO 195/2306, lettres de Doughty-Wylie a Lowther, des 4 et 21
    mai 1909.

    172) Adossidès, op. cit., p. 106, cite le rapport de la mission
    américaine.

    173) Voir les références de la note 52.

    174) AMAE, Correspondance politique, Turquie, n. s., vol 283, ff.

    121-123, datée du 16 juin 1909.

    175) Propriétaire terrien kurde réputé pour être particulièrement
    corrompu.

    176) AMAE, Correspondance politique, Turquie, n. s., vol 283, f°
    164 21, 24, 33, dépêches de Mersine, les 11 et 21 septembre 1909.

    177) Azadamard, n° 63, daté du 6 septembre 1909, p. 3.

    178) Adossidès, op. cit., pp. 119-120.

    © Revue d'Histoire Arménienne Contemporaine pour toutes les éditions
    | © Yves Ternon pour le texte Mardin 1915

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