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La marche turque de Fatih Akin

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  • La marche turque de Fatih Akin

    Courrier International
    30 Octobre 2014


    La marche turque de Fatih Akin

    par Jan Schulz-Ojala, Der Tagesspiegel (Berlin)


    Les 7 et 8 novembre, le réalisateur allemand sera l'invité du Forum
    des images, à Paris. AvecThe Cut, il s'attaque à un sujet qui n'en
    finit pasde résonner dans l'actualité : le génocide arménien.

    Près de cent ans se sont écoulés depuis le génocide perpétré contre
    les Arméniens par l'Empire ottoman, que The Cut prend comme point de
    départ pour raconter l'extermination presque totale d'une famille.

    Ce film, le plus ambitieux et le plus coûteux de Fatih Akin [cinéaste
    allemand d'origine turque], baigne pourtant dans l'actualité. Dans
    l'esprit du spectateur, des scènes vues dans les journaux télévisés ne
    cessent de se superposer aux images de ce panorama historique,
    semblant interroger la pertinence, au regard de l'horreur du réel,
    d'une reconstitution si minutieuse d'événements et d'émotions passés.

    A quel point les violentes attaques de l'armée terroriste
    internationale de l'Etat islamique contre les communautés chrétiennes
    d'Irak reproduisent-elles, du moins sur le fond, le génocide qui a
    coûté la vie à près d'un million et demi d'Arméniens chrétiens entre
    1915 et 1916 ?

    La relance de la guerre qui oppose la Turquie à sa minorité kurde, les
    images de la ville syrienne de Kobané détruite par les tirs
    d'artillerie, les gigantesques camps de réfugiés installés dans le
    désert en Jordanie et en Turquie près de la frontière irakienne : ces
    catastrophes causées par l'homme modifient puissamment le regard qu'on
    porte sur ce film, qui appelle, avec une ampleur et une tranquillité
    épiques, à adopter une posture humaniste, à faire le bien dans un
    monde fondamentalement mauvais. Odyssée. La création de The Cut
    elle-même a une dimension historique et politique qui dépasse
    largement ce film. Fatih Akin voulait à l'origine tourner un
    long-métrage sur Hrant Dink, ce Turc d'origine arménienne, directeur
    de l'hebdomadaire Agos, qui a été abattu en 2007 par un jeune
    nationaliste de 16 ans.

    Il a travaillé à ce projet pendant deux ou trois brèves années après
    L'Engrenage, son premier film (1998), mais n'a jamais trouvé aucun
    acteur turc qui ait accepté de jouer ce rôle, comme il l'a souvent
    relaté. Comment en effet incarner un homme qui avait été régulièrement
    traîné devant les tribunaux en raison de ses appels à reconnaître le
    génocide, dans un Etat où le terme reste tabou, et aux funérailles
    duquel le Premier ministre Tayyip Erdogan avait refusé d'assister,
    préférant aller inaugurer un tunnel autoroutier ?

    Il a donc fallu attendre cinq ans après la comédie Soul Kitchen pour
    que Fatih Akin puisse mettre fin à sa trilogie, courageusement
    intitulée "L'amour, la mort et le diable". Les films qui la composent
    traitent de thèmes très différents mais sont unis par une même énergie
    passionnée et le leitmotiv de la migration. Si Contre le mur - Ours
    d'or au Festival de Berlin - évoquait une sexualité et un amour
    libérés des conventions turques et familiales, en 2007 De l'autre côté
    - prix du scénario à Cannes - dressait un panorama familial et
    générationnel subtil entre l'Allemagne et la Turquie. A sa sortie,
    Fatih Akin avait annoncé son film sur le diable en ces termes : "Je
    veux raconter l'histoire d'une immigration ultime !" Cette histoire
    d'immigration est finalement devenue The Cut.

    Un exode individuel qui mène le forgeron arménien Nazaret [l'acteur
    français Tahar Rahim] de sa ville natale de Mardin, près de la
    frontière syrienne, dans la Turquie actuelle, à Alep, puis au Liban, à
    Cuba, en Floride, à Minneapolis et enfin dans l'hiver glacé du Dakota
    du Nord. Au début du film, ce père de famille vit paisiblement avec sa
    femme Rakel (Hindi Zahra) et leurs deux petites filles quand les
    soldats turcs l'embarquent pour aller casser des pierres. Un jour, les
    détenus sont attachés les uns aux autres et massacrés à l'arme
    blanche. Nazaret en réchappe : le soldat qui s'occupe de lui a des
    scrupules et se contente de lui donner un coup de couteau dans le cou
    [au lieu de lui couper la gorge].

    Nazaret perd la voix mais pas la vie. Il part à la recherche de ses
    filles et son odyssée se termine par des retrouvailles familiales qui
    comptent parmi les plus tristes de toute l'histoire du cinéma. Après
    la première de The Cut, à la Mostra de Venise, les critiques ont fusé
    : les Arméniens parlent un anglais bizarre, le film est démodé, c'est
    un drame expressionniste surchargé, simpliste, voire naïf. Ces
    reproches sont peut-être justifiés.

    Il est vrai que le film manque de personnages complexes et donc riches
    sur un plan dramatique : les Arméniens sont bienveillants, les Turcs,
    et plus tard les Yankees, en général de sales types.The Cut ne possède
    ni la sauvagerie de Contre le mur ni la complexité scénaristique deDe
    l'autre côté. Cela ne devrait cependant pas constituer un inconvénient
    pour ce "film de contrebandiers", pour reprendre les termes d'Akin,
    qui est aussi destiné au public turc.

    Enfer terrestre. C'est justement la modestie de son doux héros Nazaret
    (ce n'est pas un hasard si le nom rappelle Jésus de Nazareth) qui
    donne au film sa force considérable. En cent trente-huit minutes, le
    long-métrage nous mène d'un monde des mille et une nuits à l'univers
    de vagabonds d'un Jack London. Il regorge de scènes qui semblent se
    dérouler dans un enfer terrestre intemporel.

    La plus forte : un gigantesque camp dans le désert, des tentes en
    lambeaux, des Arméniens à moitié nus, affamés, tout est couleur de
    sable, livide ; une femme famélique supplie Nazaret de la tuer. Après
    une hésitation déchirante, il le fait. Il maudit Dieu et arrache la
    croix qu'il porte au poignet. Certains accusent The Cut d'esthétiser
    l'horreur, mais ce reproche moralisateur n'est pertinent qu'en partie.

    Akin cherche à faire naître une émotion authentique à partir d'une
    image nécessairement arrangée. Il faut pour cela que le spectateur
    soit embarqué aux côtés du héros et peut-être qu'il prête une
    attention particulière à l'humanité que le réalisateur confère à son
    récit malgré un contexte historique controversé - réussissant par là
    même à échapper à tout parti pris. The Cut ne parle pas de vengeance
    mais de quête. De ce que l'on peut sauver dans un monde assoiffé de
    vengeance. Ce film facilement attaquable est sorti à la mi-octobre en
    Allemagne avec 100 copies. Il risque bien de faire naufrage. Fatih
    Akin, le petit jeune sympa des cinémas allemand et turc qui a
    maintenant 41 ans, ne le mériterait pas.

    Il est plus passionnant de se demander si The Cut sortira vraiment
    dans les salles turques le 5 décembre. Sur Twitter, des menaces de
    mort annoncent que la "casquette blanche" est déjà prête - une
    allusion directe au meurtre de Hrant Dink [c'était le couvre-chef que
    portait l'assassin]. Le fait qu'une date de sortie ait été fixée est
    pourtant un signe que la Turquie bouge, qu'elle va de l'avant malgré
    tout.

    -Jan Schulz-Ojala




    From: A. Papazian
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