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Turcs et Arméniens: quand le dialogue l'emporte sur la haine

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    Slate.fr
    9 avril 2015

    Turcs et Arméniens: quand le dialogue l'emporte sur la haine

    Ariane Bonzon


    L'économiste turc Ahmet Insel et le philosophe français d'origine
    arménienne Michel Marian continuent un dialogue commencé en 2009.

    Longtemps, le dialogue entre Arméniens de la diaspora et Turcs fut
    impossible. Trop d'incompréhensions, de méfiance, de rancoeur et de
    haine accumulées depuis 1915.

    Au printemps 2009, deux intellectuels engagés, l'économiste turc Ahmet
    Insel et le philosophe français d'origine arménienne Michel Marian,
    qui se connaissent alors à peine, acceptent de s'asseoir à la même
    table.

    Cela se passe dans mon salon, le magnétophone est branché et cela
    donnera Dialogue sur le tabou arménien (éd. Liana Levi), un livre dans
    lequel les deux hommes évoquent, chacun à travers son histoire
    familiale et personnelle, l'un des grands drames du XXe siècle que
    .

    Alors que ce mois d'avril 2015 marque le centenaire du génocide
    arménien, Ahmet Insel et Michel Marian sont revenus s'asseoir autour
    de la table pour débattre de l'évolution des relations entre Arméniens
    et Turcs, de l'utilité ou pas de ce dialogue et de la d'Erdogan.

    Michel Marian: Désormais, et c'est le premier grand changement, le
    dialogue entre Turcs et Arméniens n'est plus tabou aux yeux des
    Arméniens. Sans doute notre livre aura-t-il d'abord servi à cela:
    montrer qu'on peut dialoguer avec les Turcs et qu'on a beaucoup de
    choses à se raconter, même si on n'est pas totalement d'accord sur la
    place à donner au génocide dans la description de l'évènement.

    Dès le début, le livre a fait de l'effet dans la communauté
    arménienne, mais beaucoup de gens n'osaient pas dire qu'ils l'avaient
    lu. , voilà ce qu'ont d'abord pensé pas mal
    d'Arméniens en 2009, y compris certains membres de ma famille.

    Ahmet Insel: Si certains Arméniens étaient agressifs, pas seulement à
    mon égard mais aussi à l'égard de Michel, la plupart de ceux qui
    venaient me voir lors de nos présentations publiques étaient très émus
    et même parfois en pleurs; des vieilles dames se sont approchées de
    moi pour me dire que jusque-là elles avaient toujours refusé d'écouter
    un Turc, que c'était la première fois qu'elles le faisaient.

    Tout cela m'a permis de beaucoup mieux comprendre l'état d'esprit dans
    lequel la diaspora arménienne se trouvait vis-à-vis du problème du
    génocide et du dialogue avec les Turcs.

    Michel Marian: Il m'est arrivé un peu la même chose: des Turcs sont
    venus me voir pour me dire que j'étais le premier Arménien qu'ils
    avaient eu l'impression de connaître, en le découvrant par la lecture,
    et qu'ils commençaient à mieux comprendre nos preoccupations.

    Ahmet Insel : Je crois que certains, qui ne savaient pas l'expliquer à
    leur entourage non turc, ont utilisé ce livre pour montrer pourquoi
    jusqu'à récemment encore ils ignoraient tout du genocide.

    Michel Marian: En Turquie, ces dernières années, l'écart entre le
    sociétal et le politique s'est profondément creusé, entre d'un côté la
    société turque qui fait un travail de mémoire qui a acquis sa logique
    propre et de l'autre côté le politique à Ankara qui est dans un
    système de douche écossaise systématique.

    Nous n'avions prévu ni l'ampleur de cette autonomie de la société
    civile ni à quel point le gouvernement AKP [Parti pour la justice et
    le développement, au pouvoir depuis 2002] allait pratiquer une
    politique de balancier.

    Ahmet Insel: On a découvert qu'au sujet du rétablissement des
    relations diplomatiques entre la Turquie et l'Arménie le gouvernement
    turc est totalement tenu par le lobby azerbaïdjanais qui alimente par
    ailleurs le négationnisme. A ce moment-là, l'écart entre l'évolution
    de la société et l'immobilisme du pouvoir est devenu plus net.

    En revanche, la publication de nombreux livres sur le génocide
    arménien, des expositions, des conférences, quelques restitutions de
    biens arméniens aux fondations, la rénovation des églises, la
    découverte par de nombreux Turcs qu'ils ont une aïeule arménienne qui
    s'était convertie pour échapper au génocide, les contacts grandissants
    entre Turcs et touristes arméniens de la diaspora qui viennent sur les
    traces de leurs ancêtres et enfin la mobilité des étudiants entre les
    deux pays sont certes des premiers petits pas mais très importants
    dans la voie de normalisation de la reconnaissance du génocide
    arménien.

    Michel Marian: Et ne pas oublier la résurgence d'une mémoire
    kurdo-arménienne d'autant plus facile qu'elle s'est transmise
    oralement au sein des familles et qu'elle semble même parfois
    constituer l'une des dimensions de l'émergence des territoires kurdes,
    lesquels aspirent à plus d'autonomie.

    Il y a une asymétrie entre ce qu'on voit au sud-est du pays, avec des
    rues, des quartiers rebaptisés en arménien et au nord-est et à l'ouest
    du pays où cette mémoire est encore gommée des villes.

    Ahmet Insel: Je n'aurais jamais pensé lors de la sortie de notre livre
    en 2009 que, dès l'année suivante, on aurait pu commémorer
    publiquement le 24 avril place Taksim à Istanbul.

    Et c'est désormais non pas un événement banal -il y a toujours un gros
    déploiement de l'appareil de sécurité et, face à nous qui sommes
    quelques milliers de personnes, des manifestants d'extrême droite ou
    de gauche ultra-nationaliste-, mais cette commémoration n'est plus
    perçue comme une provocation pure. Disons qu'elle est entrée dans le
    calendrier.

    Michel Marian: Cette année, j'irai commémorer le 24 avril en Turquie
    comme un nombre, croissant, de membres de la diaspora.

    Pour deux raisons: parce que le centenaire est le moment du
    recueillement par excellence, et qu'il a forcément plus d'intensité
    sur les lieux mêmes où a été conçue l'extermination et où le premier
    ordre de déportation a été donné et aussi parce que c'est là qu'une
    présence commune turco-arménienne manifeste le plus d'espoir de
    changement.

    Mais ce sera un 24 avril sous tension, avec une pression
    internationale et un raidissement de la Turquie pour ne pas donner
    l'impression d'y céder.

    Ahmet Insel: Nous avions sans doute sous-estimé le cercle infernal qui
    veut que, plus la société turque se confronte à cette histoire
    douloureuse, plus augmente en réaction le travail de négation, plus
    virulent et agressif.

    Or le gouvernement AKP a une base électorale perméable aux appels de
    l'extrême droite nationaliste (MHP), au sujet du problème kurde et
    bien plus au sujet de la question du génocide. Ce qui l'entrave et le
    pousse à pratiquer soit la politique de balancier soit celle du report
    permanent. Et le Président Erdogan est arrivé à un tel niveau de
    décrédibilisation sur la scène internationale qu'il se fiche
    éperdument de ce qu'on pense en dehors de la Turquie. Il est obsédé
    par les résultats des prochaines législatives du 7 juin et ne fera
    donc pas un pas qui risquerait de lui coûter 1%. Autant sur le
    problème arménien que sur le problème kurde.

    Michel Marian: Pour autant, avec l'AKP, on assiste à une politique de
    déni renouvelée. Le gouvernement, à ses débuts, a fait suivre le mot
    génocide d'un point d'interrogation et en appelle encore à l'arbitrage
    d'une commission d'historiens.

    Et puis, il invoque ce dogme selon lequel c'est impossible que ce
    génocide ait eu lieu parce que des musulmans n'auraient jamais fait
    cela.

    Enfin la marque AKP, c'est l'idée d'un partage des souffrances, d'une
    , selon laquelle il y a eu des musulmans qui sont morts
    aussi, tués par des Arméniens et que tant qu'on n'aura pas reconnu
    cela, on ne pourra pas avancer. C'est l'argument de la paille et de la
    poutre.

    Ahmet Insel: Le déni du génocide par l'AKP est tout de même légèrement
    plus soft que le déni classique de l'extrême droite nationaliste qui a
    quand même érigé un monument de 37 mètres de haut à la mémoire des
    martyrs turcs tués par les Arméniens en 1916-17 lors de l'occupation
    russe des provinces orientales. Ce monument est situé à la frontière
    avec l'Arménie et est éclairé de façon à ce qu'on le voit depuis
    Erevan. Ce n'est pas le gouvernement AKP qui l'a construit, même s'il
    ne l'a pas détruit.

    Le discours de l'AKP, c'est de reconnaître qu'il s'est passé quelque
    chose de grave, qui a à voir avec le 24 avril 1915 et avec une
    décision particulière de déportation des Arméniens.

    Cependant le qualificatif et l'auteur restent tabous.

    Les de Recep Tayyip Erdogan le 24 avril 2014 résument
    toute l'ambivalence de l'ouverture. On peut les lire comme des
    condoléances faites aux Arméniens, tout aussi bien que des
    condoléances faites à toutes les victimes de la Première Guerre
    mondiale et au premier chef aux musulmans d'Anatolie et de toutes les
    anciennes provinces ottomanes.

    Michel Marian: La tension produite par le centenaire, l'échec
    international de la grosse manoeuvre qui consiste à avancer cette année
    les cérémonies du centenaire de la bataille de Gallipoli pour éclipser
    le 24 avril, ont même poussé le Président Erdogan à une véritable
    régression, lorsqu'il a déclaré à la mi-mars que des .

    Ahmet Insel: Et puis, l'AKP est sorti de cette obsession du chiffre.
    Jusqu'il y a dix-quinze ans, la première chose qu'un diplomate
    nationaliste aurait commencé à discuter, c'est le chiffre avancé par
    la diaspora arménienne: 1,5 million de victimes auquel il aurait
    opposé le chiffre de la thèse officielle turque: 300.000. Aujourd'hui,
    ce genre de débat est passé au second plan.

    Du coup, en parlant moins chiffres, cela permet d'aller au fond des
    choses et de parler des conversions, des Arméniens cachés, bref de
    tous ces cas de figure qui sont un peu compliqués.

    Michel Marian: Pour la diaspora, toutes ces révélations, conversions,
    qui posent le problème d'être à la fois arménien et musulman, n'ont
    pas encore conduit à des déclarations publiques, mais alimentent le
    sentiment d'une complexité des conséquences du génocide, de la variété
    des formes de vie après l'écrasement.

    Il y a une prise de conscience que ces vérités nouvelles venues de
    Turquie peuvent rouvrir l'Histoire, qu'elles ne sont pas seulement des
    fissures ou des diversions par rapport à la vérité du génocide.

    Mais, tant qu'il n'y a pas un changement net de l'Etat, beaucoup
    d'Arméniens soupçonnent chaque nouveauté d'être du , alors qu'elle peut être un ballon d'essai vers l'aveu.

    Ahmet Insel: De plus, la question du génocide arménien a aussi permis
    d'évoquer le sort d'autres victimes non musulmanes des pratiques de
    déportation, notamment celui des assyro-chaldéens durant la Première
    Guerre mondiale.

    Enfin, la société turque d'aujourd'hui se confronte également aux
    souvenirs des massacres des Alévis de Dersim (1938), des pogroms
    contre les Grecs ou les juifs (1955). Ce qui montre que, même si ce
    qui s'est passé contre les Arméniens est par nature différent de ces
    autres drames, cela s'inscrit dans une politique générale d'épuration
    ethno-religieuse afin de créer une société homogène turco-sunnite.

    Michel Marian: S'il est vrai que la pression politique venant de
    l'Union européenne a moins d'efficacité manifeste, il y a une pression
    morale, soulignée par l'arrivée plus visible de deux acteurs qui ont,
    pour des raisons inverses, une crédibilité en matière de génocide et
    de mémoire.

    L'Allemagne travaille de plus en plus sur le sujet -et sur son degré
    de responsabilité dans ce génocide qu'elle était la seule à pouvoir
    empêcher.

    Et Israël -qui a longtemps insisté sur la singularité de la Shoah, a,
    cette année, par la voix de son président, souligné à l'ONU les
    similitudes, et donné le feu vert aux communautés juives de la
    diaspora, qui n'attendaient que cela, pour qu'elles prennent la parole
    sur le sujet et multiplient les manifestations culturelles ou
    académiques communes avec les Arméniens.

    Cette pression morale peut avoir de l'effet.

    Ahmet Insel: En 2009, même si la qualification de crime contre
    l'humanité pour décrire l'acte des dirigeants ottomans me semblait
    pertinente, je refusais d'utiliser le mot génocide, j'expliquais qu'un
    jour peut-être je le ferai, mais que l'utilisation de ce terme me
    paraissait plutôt un facteur de blocage, et rendait les gens sourds.
    J'ai été critiqué pour cela, mais il y avait dans ma démarche une
    dimension progressive, heuristique, pédagogique.

    En 2010, lors de la première commémoration publique du 24 avril, on
    n'a pas utilisé le terme génocide. Deux ans après, le texte lu à
    Taksim contenait une demande de .

    Aujourd'hui, je peux le dire haut et fort: oui il n'y a pas seulement
    eu un crime contre l'humanité, mais bien un génocide en 1915.

    Michel Marian: En quelques années, on a découvert que le continent du
    génocide, à partir du moment où il est travaillé en Turquie et donc
    élargi à ses séquelles, est immense.

    Et puis la confiance et l'amitié augmentent de plus en plus entre
    Arméniens de la diaspora toujours plus nombreux et des démocrates
    turcs, eux aussi en nombre croissant.

    C'est ce qui nous a permis, en 2014, de publier un texte co-écrit et
    co-signé par des Arméniens et des Turcs, qui propose un contenu à la
    reconnaissance du génocide, donc des exemples de réparation, à la fois
    réaliste politiquement et fort symboliquement. Nous l'avons baptisé
    notre .

    Le président François Hollande l'a même cité fin janvier devant la
    communauté arménienne de France. C'est un premier pas chez les
    politiques.

    Ahmet Insel: Les Arméniens qui vivent en Turquie, à la différence des
    quelque 20 millions de Kurdes, ne représentent que 50.000 citoyens. Il
    n'y avait donc pas vraiment d'acteur interne porteur de ce débat
    jusqu'à maintenant.

    Désormais, cet acteur interne existe, très représenté dans le parti
    HDP [parti démocratique du peuple, gauche, pro-kurde], mais aussi
    (dans une très moindre mesure cependant) au sein du CHP [Parti
    républicain du peuple, opposition] et dans les marges d'AKP et il est
    bien décidé à sortir tous les cadavres des placards de l'histoire de
    la Turquie contemporaine.

    Ahmet Insel et Michel Marian: Dialogue sur le tabou arménien, animé
    par Ariane Bonzon, Liana Levi, 2009.

    Michel Marian: Le génocide arménien. De la mémoire outragée à la
    mémoire partagée, Albin Michel, 2015.

    Ahmet Insel: La nouvelle Turquie, du rêve démocratique à la dérive
    autoritaire, éditions La Découverte (parution le 7 mai 2015)


    http://www.slate.fr/story/99809/turc-armenien-genocide-dialogue

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