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Quand Le Recit National Est Fragmente Par La Memoire De L'Esclavage

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    QUAND LE RECIT NATIONAL EST FRAGMENTE PAR LA MEMOIRE DE L'ESCLAVAGE

    Le Figaro
    10 mai 2006

    Comme de nombreuses autres societes dans le monde, la nôtre est
    travaillee depuis la fin des annees 60 par la poussee de toutes
    sortes d'identites particulières qui demandent a etre reconnues dans
    l'espace public, et dont certaines - mais pas toutes - se constituent
    a partir de revendications memorielles. D'emblee, les premières
    manifestations concrètes de ce phenomène ont interpelle directement,
    et tout a la fois, la nation et la Republique. Les unes, notamment
    occitane, bretonne, et, un peu plus tard, corse avaient une dimension
    territoriale, reprochant alors a l'Etat francais de s'etre construit
    en malmenant, voire en detruisant les cultures regionales. D'autres
    etaient portees par des minorites sans ancrage territorial
    particulier : Juifs demandant a la France d'admettre officiellement
    ses responsabilites historiques durant la Deuxième Guerre mondiale,
    et devenant de plus en plus visibles dans la vie publique, dès cette
    epoque, Armeniens, dont le "reveil" a pris d'abord un tour terroriste,
    avec de vives sympathies pour les attentats de l'Asala, avant de
    devenir une pression politique pour la reconnaissance du genocide de
    1915. Puis sont venues d'autres expressions de cette poussee, a la fois
    identitaire et memorielle, pour que soient reconnus les torts passes
    de la nation dans la traite negrière, l'esclavage, le colonialisme,
    les violences de la decolonisation, et que soient combattues les
    logiques qui les prolongent aujourd'hui, sous la forme principale du
    racisme et des discriminations. Au depart, le cadre de l'Etat-nation,
    et meme de l'Hexagone, suffisait pour penser ces mobilisations,
    soucieuses, sur des bases plus ou moins realistes, de transformer
    le recit national au nom d'un passe nie, occulte, ou malmene. Mais,
    aujourd'hui, s'imposent des analyses "globales", articulant dimensions
    planetaires et ancrage national des revendications.

    Les Armeniens de France, par exemple, visent en fait la Turquie,
    qui elle-meme n'est pas inactive dans le debat francais ; et tout ce
    qui touche a l'esclavage ou a la colonisation presente non seulement
    des aspects lies a ce qui subsiste de l'Empire francais, mais aussi
    d'autres, renvoyant a diverses migrations, par exemple venues d'Afrique
    subsaharienne, ou bien encore a l'islam. Parmi les acteurs impliques
    dans ces enjeux, examinons d'abord les groupes qui les soulèvent. Ils
    ont leurs ideologues, parfois capables de rigueur historique, mais pas
    necessairement. La memoire, en effet, n'en est pas toujours une, elle
    peut etre adossee sur une argumentation mythique, lourde eventuellement
    de haine et de ressentiments, que quelques vagues references liees
    au passe viennent lester, pour finalement pervertir l'histoire, ou
    en tout cas la figer plutôt que de l'ameliorer. C'est pourquoi, par
    contraste, il convient, par exemple, de prendre au serieux l'action
    du Cran (Conseil representatif des institutions noires de France), qui
    fedère plusieurs centaines d'associations et s'entoure de chercheurs,
    et notamment d'historiens professionnels. Ces groupes sont tous plus
    ou moins tirailles, en leur sein, par des logiques eventuellement
    conflictuelles, voire contradictoires : il n'est pas facile, par
    exemple, d'integrer dans une meme action "noire" des descendants
    d'esclaves antillais et ceux d'anciens colonises africains dont les
    ancetres ont peut-etre contribue, en amont, a la traite negrière. Un
    cas important, aux enjeux immenses, où une meme histoire est portee par
    des groupes aux memoires fragmentees, et hautement antagonistes, est
    donne par tout ce qui touche au passe algerien : enfants d'immigres
    dont les parents ont appartenu au FLN, au MNA ou ont ete harkis,
    descendants de Juifs d'Algerie, de pieds-noirs, soldats du contingent,
    etc. dessinent un ensemble qui est tout sauf integre, et qui ne pèse
    assurement pas sur l'histoire dans une seule et meme direction. Ces
    groupes, que porte un melange de revendications memorielles et de
    luttes contre le racisme, la xenophobie ou l'intolerance religieuse,
    se constituent au depart en tant que victimes, passees et presentes
    ; ils encourent toujours le risque de s'enfermer alors dans une
    identite negative, d'etre incapables de se projeter vers l'avenir,
    de mettre en avant l'idee d'un apport a la vie de la Cite, qu'il
    soit culturel ou autre - ce qui aboutit aussi a deresponsabiliser
    chacun de leurs membres. Deuxième acteur important : les historiens
    professionnels. Leur mobilisation actuelle, notamment pour que la
    verite historique soit de leur ressort, et non de celui des politiques,
    est tout a fait utile. Mais comment se fait-il qu'il ait ete possible
    a des gouvernements ou des Parlements de les deposseder de cette
    responsabilite ? Dans certains cas, il faut faire l'hypothèse que
    l'historiographie francaise n'a pas su se saisir suffisamment tôt,
    ou massivement, des enjeux qui alimentent les luttes memorielles. Il
    a fallu un Michael Marrus et Robert Paxton, l'un canadien, l'autre
    americain, par exemple, pour que soit veritablement lance le debat
    en France sur Vichy et les Juifs. Si des historiens se sentent
    obliges de petitionner pour que leur discipline retrouve sa place,
    c'est certainement pour des raisons de fond, et qui tiennent a son
    statut meme. Jusqu'a peu, l'histoire etait profondement associee
    au recit national, meme si certains historiens, les fondateurs de
    l'Ecole des Annales notamment, avaient pris leurs distances. Les
    demandes memorielles, lorsqu'elles sont adossees a un passe reel,
    mettent toujours en cause le recit national, en meme temps qu'elles
    s'inscrivent dans un paysage geopolitique qui deborde le cadre
    de l'Etat-nation. Elles participent dès lors de processus qui
    contribuent a affaiblir la legitimite de la discipline, par exemple
    en ce qui a trait a sa place a l'ecole, où elle cesse d'etre portee
    par une identification a la nation, dans ce que celle-ci peut avoir
    de plus sacre. L'examen du comportement des autres acteurs impliques
    dans ces questions, celui par exemple des responsables politiques,
    confirmerait aisement le sens general des remarques qui precèdent. Dans
    le passe, notre nation faisait l'histoire, en oubliant ses torts,
    et l'ecole republicaine integrait tous les enfants dans le recit
    national. Aujourd'hui, la nation est mise en cause au fil de debats
    qui en debordent le cadre classique, et la Republique peine a integrer
    tous les individus au sein d'une communaute egale, solidaire, et
    cimentee par un seul et meme recit historique. Nous ne repondrons a
    de tels defis ni en rejetant systematiquement les memoires au nom de
    la nation et de la Republique menacees, ni en cedant aux plus actives
    ou aux plus agressives d'entre elles. Mais en lancant les chantiers de
    recherche historiques necessaires, en examinant avec les instruments
    de la raison les demandes memorielles lorsqu'elles surgissent et en
    repensant la relation de l'histoire et de la nation. *Sociologue,
    directeur d'etudes a l'EHESS, auteur de La Tentation antisemite
    (Robert Laffont) et de La Violence (Balland).

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