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Turquie, un desir contrarie d'Europe;

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  • Turquie, un desir contrarie d'Europe;

    Le Temps, Suisse
    24 novembre 2006

    Turquie, un désir contrarié d'Europe;

    En 2004, trois Turcs sur quatre étaient favorables à l'entrée de leur
    pays dans l'Union européenne. Aujourd'hui, cet élan s'est tari. Si
    les rangs des opposants ne se sont guère épaissis, ceux des
    découragés et des indifférents enflent de jour en jour. Face au
    scepticisme affiché de Bruxelles, la Turquie se referme sur
    elle-même. Histoire d'un amour déçu.

    «J'ai cessé d'y croire. Pour moi, l'Europe, c'était l'esprit de la
    Révolution française, la perspective d'un ensemble où tous les hommes
    se valent. Mais aujourd'hui, je vois l'Europe se barricader dans le
    nationalisme.»

    Ahmet Ümit vient de publier son treizième roman, consacré aux amours
    d'une princesse hittite. Ses autres livres parlent des Arméniens, des
    Alévis, de la ville européenne dans la ville d'Istanbul, Pera la
    métisse, où il travaille.

    Au restaurant Ferahye, il a sa table devant une fenêtre surplombant
    l'avenue de l'Indépendance, Beyoglu, où une foule animée n'en finit
    pas déambuler des petites heures du matin aux dernières heures de la
    nuit, pour détailler dans les vitrines des vêtements de toutes les
    marques européennes. Viser dans une rue transversale un café internet
    ou un troquet où aller boire un coup. Ou tout simplement être là,
    comme si tout s'y passait ou pouvait s'y passer.

    Il parle de la Turquie impériale d'avant 1915, de la diversité des
    peuples qui y coexistaient. L'Union européenne a représenté pour lui
    l'illusion de pouvoir retrouver cette diversité perdue. «Aujourd'hui,
    nous sommes repoussés dans le nationalisme. L'islamisme gagne du
    terrain. Mais l'Europe joue un jeu dangereux. Quoi qu'il arrive, nous
    resterons voisins.»

    Les raisons de cette déception, tout le monde ici vous les expliquera
    avec les mêmes mots: «double standard». L'Europe a envers la Turquie
    des exigences qu'elle n'a jamais posées aux autres pays candidats,
    qu'elle ne respecte pas elle-même.

    L'exemple le plus éclatant de ce double standard est, aux yeux des
    Turcs, l'adoption en France d'une loi qui punit la négation du
    génocide des Arméniens alors que l'UE presse la Turquie, au nom de la
    liberté d'expression, de corriger l'article 301 du code pénal, qui
    pénalise les insultes à l'«identité turque». Et sa raison d'être
    simple comme bonjour: l'Europe ne veut plus de la Turquie.

    - L'affront européen

    «Un langage menaçant, hostile, qu'aucun parti responsable ne peut
    accepter»

    Ce sentiment se retrouve d'un bout à l'autre de l'échiquier
    politique. Dans le buildingque le Parti républicain du peuple (le
    parti d'Atatürk) a fait construire dans un quartier d'affaires
    flambant neuf qui émerge à pas forcés des prairies boueuses dans la
    périphérie d'Ankara, par exemple. Le numéro deux du parti, Onur
    Öymen, un ancien diplomate au français impeccable, l'exprime en
    termes posés. «Jusqu'à il y a deux ans, la situation était claire: si
    nous remplissions les conditions mises à notre adhésion, nous
    entrions dans l'Europe. La clé était dans nos mains. Aujourd'hui,
    l'Europe doute de sa capacité à absorber la Turquie et elle tient un
    autre discours. Elle parle des négociations d'adhésion comme d'un
    processus ouvert. A chaque fois que nous remplissons une condition
    qu'elle nous a posée, elle nous en pose aussitôt une nouvelle. Et
    elle emploie à notre égard un langage menaçant, hostile, qu'aucun
    parti responsable ne peut accepter.»

    La présence d'une formation islamiste (AKP, Parti de la justice et du
    développement) au pouvoir n'arrange rien: «La France, avec 4 à 5
    millions de musulmans sur son territoire, a peur d'une Turquie
    islamiste.» Sans compter que le gouvernement a alimenté, par la
    faiblesse dont il a fait preuve dans la négociation, l'arrogance de
    Bruxelles. «Je n'ai jamais cru qu'il voulait sincèrement une Turquie
    européenne. A commencer par la laïcité: il ne fait que renforcer
    l'influence de la religion partout: dans l'éducation, dans
    l'administration, dans l'économie.»

    - Le paradoxeislamiste

    «Seules trois choses comptent: l'histoire, l'identité, la culture»

    C'est un premier paradoxe: le choix des valeurs européennes par
    Mustafa Kemal Atatürk - dont le Parti républicain du peuple est
    l'héritier certifié - constitue le socle de la Turquie moderne. Mais
    c'est un gouvernement islamiste qui négocie sa concrétisation dans un
    rapprochement avec l'UE. Et dans le camp laïc, on le soupçonne
    d'utiliser le dossier européen pour islamiser l'Etat au bénéfice de
    la liberté religieuse, sans viser réellement l'adhésion.

    Ce camp a montré sa force et sa frustration en rassemblant le 11
    novembre aux funérailles de l'ancien premier ministre socialiste
    Bülent Ecevit quelque 200000 personnes qui ont scandé à la face du
    gouvernement: «La Turquie est laïque, elle restera laïque.»

    Il faut dire que les slaloms qu'effectue le premier ministre, Recep
    Tayyip Erdogan, entre liberté de l'islam et diversité religieuse ne
    sont pas toujours faciles à suivre. Il ne serrera pas la main du pape
    à l'occasion de sa visite en Turquie à la fin du mois. Mais il s'en
    est expliqué publiquement - il juge sa présence à un sommet de l'OTAN
    plus importante - au cours d'un «congrès des civilisations» auquel il
    avait convié à Istanbul, le 13 novembre, Kofi Annan et le premier
    ministre espagnol, José Luis Zapatero. A cette occasion, le
    secrétaire général de l'ONU s'est chargé de mettre du baume sur les
    plaies que l'islamoscepticisme européen a ouvertes dans les
    sensibilités turques en prononçant cette phrase, reprise par de
    nombreux journaux le lendemain: «La cause des tensions dans le monde
    n'est pas la religion, c'est la politique.»

    Cela n'empêche pas les questions de religion de jouer un rôle central
    dans la situation actuelle, estime Mehmet Dülger, le président AKP de
    la Commission des affaires étrangères. «Une députée italienne m'a dit
    un jour: «Le processus d'adhésion de la Turquie se joue sur 35
    chapitres techniques. Mais seules trois choses comptent: l'histoire,
    l'identité, la culture.» Je lui ai répondu: «Pourquoi ne pas y
    ajouter le futur?»

    Sur le futur, Mehmet Dülger est lyrique: «Si nous arrivons à réaliser
    l'intégration en respectant toutes nos différences, ce sera quelque
    chose d'extraordinaire, quelque chose pour laquelle il n'y a de
    références ni dans votre histoire ni dans la nôtre.»

    Mais le présent est moins enthousiasmant: il se résume à la question
    de Chypre, sur laquelle l'Europe pose à la Turquie des conditions
    «qu'aucun parti au pouvoir ne peut accepter. Ouvrir les ports et les
    aéroports turcs aux bateaux et aux avions chypriotes reviendrait à
    reconnaître la souveraineté grecque sur l'île et il ne peut en être
    question.» Et à une image, qu'évoqueront de nombreux autres
    interlocuteurs: «L'Europe est toujours là, avec son index brandi,
    jamais contente.»

    Les exigences européennes - c'est un autre point sur lequel on
    s'accorde dans presque tous les milieux - ont une tendance agaçante à
    être à côté de la plaque et à ne pas tenir compte des progrès
    accomplis par la Turquie dans les principaux dossiers politiques et
    économiques. Sur le premier plan, l'article 301 sera révisé, assure
    Mehmet Dülger. Quant à l'économie, c'est le seul domaine où l'UE
    donne quelques bons points à Ankara. Les réformes avancent.

    - L'optimisme économique

    «A la longue, les Européens verront que nous ne sommes pas si
    différents d'eux»

    Mais ces réformes font leur lot de mécontents: ceux qui sont
    bousculés par la concurrence de pays au travail meilleur marché,
    comme la Chine. Ou ceux qui, inquiets des bouleversements que le pays
    traverse à marche forcée, accusent le gouvernement de brader les
    richesses nationales. Mais si l'économie reste fragile, elle
    s'affermit, juge l'OCDE. Et la croissance est vigoureuse, visible à
    tous les coins de rue. Les Turcs qui en ont les moyens s'asseyent
    avec avidité à la table mondialisée désormais dressée dans toutes les
    grandes villes du pays.

    Pour Yaman Toruner, cette dynamique économique devrait, à la longue,
    avoir raison des blocages dans le dialogue européen. Ancien président
    de la Banque centrale, il a été député, puis ministre d'Etat du parti
    de l'ancien président Suleyman Demire. Il dirige une société
    spécialisée dans le consulting commercial et financier. Dans son
    bureau, situé dans une tour du quartier d'affaires de Levent à
    Istanbul, l'effigie de Mustafa Kemal trône en bonne place.

    Blessé, comme tous ses compatriotes, par la méfiance européenne, il
    se veut optimiste. «Le fond de commerce de l'islamisme, c'est la
    pauvreté. Si l'économie continue d'aller bien, l'islamisme reculera.
    De leur côté, les ressortissants des pays européens seront toujours
    plus nombreux à venir passer des vacances en Turquie, à faire du
    commerce avec nous. Et ils verront que nous ne sommes pas si
    différents d'eux. D'ailleurs, l'Europe a besoin de la Turquie pour
    concurrencer les Etats-Unis dans la région.»

    - Une sécularisation irréversible

    «Même le gouvernement islamiste ne laisse pas l'islam dicter ses
    décisions politiques»

    Tout le monde ne partage pas cet optimisme. Tahsin Yücel est
    professeur de littérature française, aujourd'hui à la retraite. Il a
    traduit Flaubert, Proust, Gide, Camus, Malraux, Raymond Queneau et
    Roland Barthes. Son dernier roman, Gratte-ciel, est situé en 2073,
    dans une Istanbul mondialisée où un promoteur immobilier a entrepris
    de privatiser la justice. La Turquie n'est toujours pas membre de
    l'Union européenne. D'ailleurs, l'Union européenne a cessé d'exister
    - un avenir que de nombreux Turcs pronostiquent avec une sombre
    satisfaction.

    Il me reçoit dans son appartement du vieux quartier bourgeois de
    Sisli, où des gratte-ciel en construction défoncent l'asphalte des
    trottoirs. Le choix de l'Europe, rappelle-t-il, est ancien en
    Turquie: il remonte aux réformes engagées au début du XIXe siècle par
    le sultan Abdül Mecit.

    Ce choix, aussi culturel que politique - le roman turc lui doit la
    vie -, est désormais irréversible: «Nous ne pouvons plus revenir à
    l'alphabet arabe.» Même la présence d'un parti islamiste au
    gouvernement ne le menace pas: «Il n'est soutenu que par un quart de
    la population si l'on tient compte des abstentions. Et il ne laisse
    pas l'islam dicter ses décisions politiques.

    »Alors, nous sommes déçus de la méfiance européenne et nous ne
    comprenons pas. D'autant que nous, les intellectuels turcs, nous
    sommes à mon avis moins attachés aux valeurs de l'islam que les
    intellectuels européens ne le sont à leurs valeurs religieuses et
    nationales.»

    - Les ambiguïtés de la laïcité

    «L'Europe renvoie aux Turcs une image négative de tout ce qu'ils ont
    entrepris pour s'approprier les valeurs occidentales»

    C'est le deuxième paradoxe: les solutions institutionnelles que la
    Turquie kémaliste a adoptées pour concrétiser son adhésion aux
    valeurs occidentales font aujourd'hui figure d'obstacles sur le
    chemin de l'Europe.

    Directeur du Centre européen de recherche et de documentation à
    l'Université de Bahçesehir d'Istanbul, Cengiz Aktar est un passeur.
    Longtemps employé du HCR, il est revenu s'installer à Istanbul il y a
    quelques années. Il s'est dépensé pour la cause de l'adhésion turque,
    publiant notamment un ouvrage collectif, Lettres aux turcosceptiques,
    et animant une émission consacrée à l'Europe sur une chaîne de
    télévision privée turque. Il craint que le vent ait tourné. Il
    n'envisage pas une rupture des négociations, mais un enlisement
    débouchant sur un éloignement durable.

    «Tout le monde ici avait sa raison personnelle de désirer l'Europe.
    L'homme de la rue pensait qu'il irait plus facilement voir son cousin
    à Hambourg, l'industriel qu'il aurait de meilleurs débouchés pour ses
    produits, les Kurdes attendaient plus de liberté, les islamistes
    moins de laïcité, etc. Mais personne n'a pris sur lui d'expliquer
    sérieusement ce qu'impliquait l'adhésion. Jamais les fonds mis à
    disposition par l'UE pour préparer un pays candidat n'ont été aussi
    peu importants. Et le gouvernement n'a pas fait beaucoup d'efforts
    non plus.

    »Résultat, aujourd'hui que les exigences européennes se multiplient,
    pour l'homme de la rue, l'Europe, c'est un bton, un très gros bton,
    sans carotte. Il ne voit pas que s'il a des voitures qui
    fonctionnent, c'est parce que l'industrie automobile turque a dû
    adopter les standards européens, ou que les capitaux qui affluent le
    font parce que la perspective de l'adhésion leur donne confiance dans
    la stabilité du pays.»

    Mais il y a plus grave: «L'Europe tend aux Turcs un miroir qui leur
    renvoie une image négative de tout ce qu'ils ont entrepris pour
    s'approprier les valeurs occidentales. Ils ont adopté, sur le modèle
    français, une laïcité intransigeante mais ambiguë: tout en séparant
    l'Etat de la religion, elle institutionnalise la religion dominante,
    l'islam sunnite, aux dépens, par exemple, de l'importante minorité
    alévie.

    »Ils se sont construit un Etat-nation, toujours sur un modèle inspiré
    de la France. La nationalité turque est élective. Celui qui se dit
    Turc est Turc, quelle que soit son origine ethnique - qu'il vienne
    d'Anatolie, des Balkans, de Tchétchénie, peu importe. Mais il faut un
    ciment. Et le ciment, c'est l'islam, ce qui pose le problème des
    minorités religieuses.

    »Aujourd'hui, l'Europe demande à la Turquie de remettre de l'ordre
    dans tout ça. Mais ce faisant, on active un autre fantasme: celui du
    traité de Sèvres.»

    - Les pièges de l'histoire

    «La question de Chypre pourrait être réglée en quelques semaines si
    la Turquie faisait partie de l'UE. Aujourd'hui, elle est
    politiquement insoluble»

    Le traité de Sèvres, c'est la part d'histoire sans laquelle on ne
    comprend rien aux sentiments qui se lèvent en Turquie lorsqu'on
    évoque la question de Chypre ou celle du génocide des Arméniens.
    Imposé en 1920 au dernier sultan ottoman, Mehmet VI, il consacre le
    démantèlement de l'Empire: la Grèce s'y taille des possessions en
    Thrace et autour de Smyrne; Constantinople et les détroits sont
    démilitarisés; une République indépendante d'Arménie naît sur la
    partie orientale du pays; un territoire autonome des Kurdes est créé
    au Sud-Est. En outre, la France, l'Italie et la Grande-Bretagne se
    partagent des protectorats qui ne laissent comme Turquie totalement
    indépendante qu'un territoire congru autour d'Ankara, sans autre
    accès à la mer que la mer Noire.

    L'humiliation a été effacée à Lausanne, en 1923, après la reconquête
    des territoires occupés par Mustafa Kemal. Le traité de Lausanne
    consacre l'existence de la Turquie moderne et, c'est un élément qui a
    tout son poids dans le contexte actuel, définit le statut des
    minorités. De sorte que lorsque l'UE demande à la Turquie d'améliorer
    les droits de ces dernières, certains y voient une intention de s'en
    prendre à ce texte sacralisé - et à l'existence de la Turquie
    elle-même.

    Car la crainte du démembrement demeure vivace. Ce qui débouche sur un
    nouveau paradoxe: «L'adhésion serait le moyen pour la Turquie de
    garantir une fois pour toutes ses frontières. La question de Chypre,
    par exemple, pourrait être réglée en quelques semaines si la Turquie
    faisait partie de l'UE. Mais aujourd'hui, cette question est
    politiquement insoluble», déplore Cengiz Aktar.

    - L'ombre de l'Oncle Sam

    «L'Europe nous a attachés à la porte. Cela permet aux Etats-Unis de
    nous contrôler»

    Une carte du Moyen-Orient qui circule en Turquie ranime les fantômes
    de Sèvres. Elle a été publiée au mois de juin dans le journal des
    Forces armées américaines et redessine la région sur une base
    présentée comme susceptible d'en faire disparaître les principales
    sources d'injustice et de conflit.

    L'Arabie saoudite y est partagée entre des «territoires saoudiens
    indépendants» et un «Etat musulman sacré» autour des lieux saints.
    L'Irak y donne le jour à des Etats sunnite et chiite et à un Etat
    kurde géant qui s'étend de la mer Noire à Kirkouk, absorbant une
    solide partie de la Turquie à l'Est.

    C'est Dogu Perinçek qui me la montre. Il a derrière lui un long passé
    de militant et plusieurs années de prison pour différents délits
    d'opinion. On accède au siège du Parti des travailleurs (IP) qu'il
    préside par une obscure impasse derrière l'artère piétonnière à la
    mode de Beyoglu, à Istanbul. Au bout d'un long corridor sombre, on
    pénètre dans un salon dont les fenêtres donnent sur le célèbre Pera
    Palas et sur la Corne d'Or où, au moment de ma visite, se couche un
    soleil en technicolor. Au plafond, des amours font des manières entre
    les moulures.

    «L'Europe n'a jamais voulu de la Turquie, assène-t-il; elle nous a
    attachés à la porte. Nous ne pouvons plus ni entrer ni sortir. C'est
    ce que veulent les Etats-Unis, qui ont toujours voulu nous contrôler
    pour nous empêcher de suivre la voie d'Atatürk.»

    Le 6 décembre, Dogu Perinçek comparaîtra devant le Tribunal de police
    de Lausanne. Il est accusé de violation de l'article 261 du code
    pénal pour avoir nié le génocide des Arméniens lors d'un discours
    prononcé en mai 2005. Une autre procédure est ouverte contre lui dans
    le canton de Zurich, où il a récidivé au mois de juillet.

    Ce combat, qui rencontre un soutien quasi unanime dans la diaspora
    turque, est pour lui un combat d'avenir. «En 1915, les Turcs ont
    défendu leur Etat. Il y a eu des massacres, des deux côtés. C'était
    la guerre. Si nous laissons dire que nous avons commis un génocide,
    demain, on nous interdira de le défendre de nouveau. Et regardez
    cette carte: il faudra le défendre.»

    La question arménienne n'est pas officiellement à l'ordre du jour de
    la Commission européenne. Même si elle souhaite que la Turquie
    améliore ses relations avec les Etats voisins - dont l'Arménie, pour
    qui la reconnaissance du génocide est centrale. Et même si le
    Parlement européen semble enclin à se montrer plus exigeant. Mais en
    Turquie, dès qu'est abordée la question européenne, c'est celle de la
    reconnaissance du génocide des Arméniens qui vient sur le tapis. Dans
    un déferlement de sentiments nationalistes qui n'ont rien à envier à
    l'engagement antieuropéen de Dogu Perinçek.

    - L'Europe, encombrante amie des minorités

    «Lorsqu'on parle de reconnaître le génocide des Arméniens, les Turcs
    ont l'impression que leur identité peut s'effondrer»

    Hrant Dink est journaliste et écrivain. Il dirige l'hebdomadaire
    arménien publié à Istanbul Agos, dont la rédaction s'entasse dans un
    appartement envahi par les livres et la documentation au premier
    étage d'un très bel immeuble modern style de l'ancien quartier
    arménien de Pangalti, aujourd'hui envahi par les magasins de mode et
    les banques. Sa description du processus d'adhésion fait penser à un
    tango.

    «Le désir d'Europe en Turquie est fondé sur la peur et
    réciproquement. La Turquie se dit: «Si nous n'entrons pas,
    qu'arrivera-t-il?» Puis: «Si nous entrons, qu'arrivera-t-il?»
    L'Europe se pose les mêmes questions: qu'arrivera-t-il si la Turquie
    adhère? et si elle n'adhère pas? De sorte que lorsqu'un partenaire
    fait mine de se rapprocher de l'autre, le premier recule. Pour
    revenir vers l'autre lorsque c'est celui-ci qui s'éloigne. Dans ce
    ballet amoureux, la Turquie est sans doute la plus séduite - et donc
    la plus effrayée.»

    Parmi les peurs attisées par l'Europe figurent celles liées au statut
    des minorités. Sur ce thème, «l'Europe devrait tirer les leçons de
    son histoire. Il y a 150 ans, elle a utilisé les droits des minorités
    pour faire pression sur le sultan. La majorité musulmane a commencé à
    nous voir comme des représentants de l'étranger. Et puis les
    puissances nous ont lchés et nous ont laissé faire face seuls à ce
    qu'elles avaient déclenché.»

    Un siècle plus tard, la question du génocide doit être maniée avec
    prudence. «Lorsque la République turque est née, elle a dû se forger
    une nouvelle identité et s'inventer une nouvelle histoire. Dans cette
    histoire, le génocide des Arméniens n'a pas sa place. Quand on leur
    demande de remettre en cause cette histoire, à laquelle ils croient
    sincèrement, les Turcs ont l'impression que c'est toute leur identité
    qui peut s'effondrer. C'est une peur à laquelle j'accorde de
    l'importance.»

    Car le nationalisme est un élément central de la vie politique
    turque. Un élément qui, pour Hrant Dink, évolue avant tout selon des
    critères de politique intérieure. «Le nationalisme est la seule chose
    que l'Etat profond contrôle. Et il est toujours au niveau où veut le
    voir ce dernier.»

    - L'hypothèque nationaliste

    «Nous ne sommes pas des mendiants, mais un grand pays qui respecte
    ses obligations internationales»

    L'Etat profond est un autre fantôme de la Turquie moderne. Gardien
    autoproclamé de la nation, lieu géométrique de relations troubles
    entre militaires, mafieux, politiques et militants d'extrême droite,
    il s'est surtout manifesté dans les années de plomb turques - entre
    1970 et la première moitié des années 1980.

    Le Parti nationaliste (MHP) a été associé, via les célèbres Loups
    gris, aux heures les plus noires de cette période. Aujourd'hui, il a
    le vent en poupe et a entrepris de moderniser son image.
    Universitaire, femme d'affaires, ancienne ministre de l'Intérieur du
    gouvernement de Tansu Ciller, Meral Aksener est un de ses atouts dans
    cette opération.

    «On a laissé croire à la population que l'adhésion allait résoudre
    tous les problèmes. Mais aujourd'hui, les gens ne voient que des
    exigences qu'ils ne comprennent pas et ils sont déçus.» Ce désamour
    est alimenté par la politique américaine au Moyen-Orient. «A la
    télévision, les gens voient des enfants tués en Palestine, des
    musulmans qui s'entretuent en Irak. Cela renforce la conscience
    islamiste.»

    Pour le MHP, la Turquie doit quitter la table des négociations. «Nous
    voulons conserver nos liens commerciaux et culturels avec l'Europe.
    Et poursuivre sur la voie des réformes mais en les réalisant pour
    nous, pas pour l'UE. Nous ne sommes pas des mendiants, mais un grand
    pays qui respecte ses obligations internationales. On ne peut pas
    nous traiter comme un élève qu'on fait attendre devant la porte du
    professeur en se tenant debout sur un seul pied.»

    Les plus récents sondages créditent le MHP de 15% à 18% des
    intentions de vote. Parmi les pronostics sur le gouvernement qui
    pourrait sortir des urnes en novembre 2007, l'hypothèse d'une
    coalition entre lui et le Parti islamiste de Recep Tayyip Erdogan
    figure en bonne place.

    Cet arrangement favoriserait dans ce dernier la ligne la plus dure et
    la moins européenne. Et déboucherait sur un dernier paradoxe, contre
    lequel Cengiz Aktar met en garde: «Avec la méfiance qu'elle affiche à
    l'égard de la Turquie, l'Europe est entrain de créer exactement le
    monstre dont elle a peur.»

    DATE-CHARGEMENT: 23 novembre 2006

    From: Emil Lazarian | Ararat NewsPress
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