Le Figaro, France
31 janvier 2007
Le nationalisme turc prospère à Trabzon
Trabzon LAURE MARCHAND
« COMPLOT », « La férocité arménienne », « Comment un pays est
englouti » ... La devanture de la librairie est un catalogue
d'ouvrages de propagande sur le « génocide » des Turcs par les
Arméniens, de romans policiers peuplés d'ennemis de la nation, de
récits à la gloire des soldats de l'Empire ottoman. Agglutinés devant
la vitrine, quatre adolescents se chamaillent pour exposer leur
analyse politique. « On ne peut pas reconnaître le génocide car les
Arméniens réclameraient de l'argent et des terres , lance Hasan, 14
ans. Des martyrs ont donné leur sang pour notre pays. » De sa voix
encore fluette, Ercan renchérit : « Moi, je crois que ce sont les
Arméniens qui ont tué ce journaliste pour faire accuser la Turquie.
» Ces propos de gamins de Trabzon, d'où est originaire Ogün Samast,
le meurtrier présumé du journaliste arménien Hrant Dink, récemment
assassiné à Istanbul, révèlent le climat régnant dans ce port de la
mer Noire gangrené par le chômage, la mafia, et réputé dans tout le
pays pour sa culture des armes à feu. Les idées libérales et
proeuropéennes débattues à Istanbul, par les « aristocrates » comme
on les appelle à Trabzon, sont perçues, dans ce fief
ultranationaliste, comme des attaques contre l'intégrité de la
patrie. C'est à Trabzon qu'en février 2006 un adolescent de 16 ans a
abattu le prêtre italien Andrea Santoro. C'est encore à Trabzon
qu'une foule a tenté de lyncher, à deux reprises l'an dernier, des
étudiants qui distribuaient des tracts sur les conditions de
détention de prisonniers d'extrême gauche. Un bruit avait couru la
ville : il s'agissait de « terroristes » kurdes qui avaient brûlé
un drapeau turc. Et en 2004, Yasin Hayal, aujourd'hui suspecté d'être
le mentor d'Ogün Samast, avait posé une bombe dans le Mc Donald's de
la grande rue commerçante, pour protester contre l'intervention
américaine en Irak. Ogün Samast, 17 ans, habitait le quartier de
Pelitli, un ensemble d'immeubles gris - deux coiffeurs, trois cafés
et l'arrêt de minibus collectif - où s'entassent des paysans chassés
de leurs champs par la misère. Le muhtar, l'équivalent du maire, ne
répond pas aux intrus. Depuis dix jours, Pelitli a été pris d'assaut
par les médias turcs, et le faubourg, honteux, s'est refermé sur
lui-même. « Seul Dieu a le droit de reprendre une vie humaine, tout
le monde est sous le choc ici » , ose l'épicier. Mais derrière sa
rangée de bonbonnières, il ajoute : « Musulmans et non musulmans ne
doivent pas se heurter. Il faut faire attention de ne pas provoquer
nos sentiments nationalistes, ça peut entraîner des réactions. » La
milice des Loups gris À Pelitli, personne ne connaissait Hrant Dink.
Et personne n'a défilé, comme à Istanbul, en scandant « Nous sommes
tous des Arméniens ». « Ces gens-là, s'ils aimaient leur pays, ils
auraient dû brandir des drapeaux turcs », condamne un client. Mais
selon ce chômeur de 40 ans, les assassins de Hrant Dink ont armé le
gars de Pelitli « pour abattre Trabzon, rempart nationaliste. Les
forces extérieures cherchent à déstabiliser l'unité nationale ». Dans
cette région de la mer Noire que la chute du cours de la noisette a
encore un peu plus enfoncée dans la crise, les discours de l'extrême
droite imprègnent les esprits. Le MHP (Parti d'action nationaliste)
avec sa célèbre milice des Loups gris est ici chez lui. Des
organisations comme Nizami Alem (l'Ordre mondial) ou les foyers
Alperen recrutent sans difficulté parmi la jeunesse désoeuvrée. Ces
mouvements nationalistes et religieux sont rattachés au Parti islamo
nationaliste de la grande Union (BBP), né d'une scission du MHP. Le
BBP avait manifesté à Istanbul contre la visite du Pape à la
basilique Sainte-Sophie. Les diatribes contre les « missionnaires »
qui menaceraient l'identité islamique de la Turquie constituent une
de leurs antiennes préférées, comme celles accusant l'Occident ou le
complot des « Juifs » , des « Américains »... La porte du local du
BBP est close. Joint par téléphone, son président régional, Yasar
Cihan, concède connaître Erhan Tuncel et Yasin Hayal, deux des
suspects arrêtés dans l'enquête sur la mort de Hrant Dink. Mais ces
deux jeunes, « respectueux » assure-t-il, « ne venaient plus au
parti depuis deux ou trois ans. Ils étaient plus radicaux que le BBP
». Leurs noms apparaîtraient également dans l'assassinat du père
Santoro. Et selon le quotidien Sabah, Erhan Tuncel, étudiant, était à
la fois garde du corps du dirigeant national du BBP et informateur de
la police de Trabzon. « Si l'enquête sur la mort du curé avait été
faite correctement, on n'en serait pas là », soupire Gürsel Gençsoy,
adjoint au maire de Trabzon. À la branche locale de l'Association des
droits de l'homme de Turquie (IHD), on accuse « les politiques du
coin qui font de la surenchère nationaliste et Trabzon qui sert de
base à l'État profond ». Cette expression désigne en Turquie une
alliance entre la mafia et une partie de la bureaucratie et des
militaires. Vendredi dernier, le gouverneur et le chef de la police
de Trabzon ont été mutés. Un cocktail détonnant Des Ogün Samast,
gamins élevés devant les séries télévisées où les mafieux sont des
héros, il y en a plein les rues à Trabzon. « Dans ces films, les
voyous sont des Robin des Bois, ce sont eux qui protègent le pays,
explique Hüseyin, qui tient le café de Pelitli. Ces garçons sans but,
ça leur monte à la tête, ils prennent ces types comme modèle. » «
C'est pas compliqué, nos jeunes passent leurs journées enfermés dans
le café Internet à s'abrutir sur des jeux vidéo , poursuit-il. Ils se
mettent en réseau, un camp fait les terroristes, l'autre, les
policiers . » Hüseyin, venait d'embaucher Ogun Samast, « pour lui
donner des repères, à la demande de sa mère inquiète ». Impossible
d'en savoir plus, interdiction d'approcher le groupe de jeunes. Ils
se sont rabattus vers le salon de thé depuis que les ordinateurs des
deux cafés Internet ont été emportés par les enquêteurs. « Nous
avons un vrai problème avec notre jeunesse qui cède aux sirènes
nationalistes , s'inquiète Ömer Altuntas, avocat et président local
de l'ÖDP, un petit parti de gauche. Avec le chômage et les armes à
feu, ça forme un cocktail détonant. »
31 janvier 2007
Le nationalisme turc prospère à Trabzon
Trabzon LAURE MARCHAND
« COMPLOT », « La férocité arménienne », « Comment un pays est
englouti » ... La devanture de la librairie est un catalogue
d'ouvrages de propagande sur le « génocide » des Turcs par les
Arméniens, de romans policiers peuplés d'ennemis de la nation, de
récits à la gloire des soldats de l'Empire ottoman. Agglutinés devant
la vitrine, quatre adolescents se chamaillent pour exposer leur
analyse politique. « On ne peut pas reconnaître le génocide car les
Arméniens réclameraient de l'argent et des terres , lance Hasan, 14
ans. Des martyrs ont donné leur sang pour notre pays. » De sa voix
encore fluette, Ercan renchérit : « Moi, je crois que ce sont les
Arméniens qui ont tué ce journaliste pour faire accuser la Turquie.
» Ces propos de gamins de Trabzon, d'où est originaire Ogün Samast,
le meurtrier présumé du journaliste arménien Hrant Dink, récemment
assassiné à Istanbul, révèlent le climat régnant dans ce port de la
mer Noire gangrené par le chômage, la mafia, et réputé dans tout le
pays pour sa culture des armes à feu. Les idées libérales et
proeuropéennes débattues à Istanbul, par les « aristocrates » comme
on les appelle à Trabzon, sont perçues, dans ce fief
ultranationaliste, comme des attaques contre l'intégrité de la
patrie. C'est à Trabzon qu'en février 2006 un adolescent de 16 ans a
abattu le prêtre italien Andrea Santoro. C'est encore à Trabzon
qu'une foule a tenté de lyncher, à deux reprises l'an dernier, des
étudiants qui distribuaient des tracts sur les conditions de
détention de prisonniers d'extrême gauche. Un bruit avait couru la
ville : il s'agissait de « terroristes » kurdes qui avaient brûlé
un drapeau turc. Et en 2004, Yasin Hayal, aujourd'hui suspecté d'être
le mentor d'Ogün Samast, avait posé une bombe dans le Mc Donald's de
la grande rue commerçante, pour protester contre l'intervention
américaine en Irak. Ogün Samast, 17 ans, habitait le quartier de
Pelitli, un ensemble d'immeubles gris - deux coiffeurs, trois cafés
et l'arrêt de minibus collectif - où s'entassent des paysans chassés
de leurs champs par la misère. Le muhtar, l'équivalent du maire, ne
répond pas aux intrus. Depuis dix jours, Pelitli a été pris d'assaut
par les médias turcs, et le faubourg, honteux, s'est refermé sur
lui-même. « Seul Dieu a le droit de reprendre une vie humaine, tout
le monde est sous le choc ici » , ose l'épicier. Mais derrière sa
rangée de bonbonnières, il ajoute : « Musulmans et non musulmans ne
doivent pas se heurter. Il faut faire attention de ne pas provoquer
nos sentiments nationalistes, ça peut entraîner des réactions. » La
milice des Loups gris À Pelitli, personne ne connaissait Hrant Dink.
Et personne n'a défilé, comme à Istanbul, en scandant « Nous sommes
tous des Arméniens ». « Ces gens-là, s'ils aimaient leur pays, ils
auraient dû brandir des drapeaux turcs », condamne un client. Mais
selon ce chômeur de 40 ans, les assassins de Hrant Dink ont armé le
gars de Pelitli « pour abattre Trabzon, rempart nationaliste. Les
forces extérieures cherchent à déstabiliser l'unité nationale ». Dans
cette région de la mer Noire que la chute du cours de la noisette a
encore un peu plus enfoncée dans la crise, les discours de l'extrême
droite imprègnent les esprits. Le MHP (Parti d'action nationaliste)
avec sa célèbre milice des Loups gris est ici chez lui. Des
organisations comme Nizami Alem (l'Ordre mondial) ou les foyers
Alperen recrutent sans difficulté parmi la jeunesse désoeuvrée. Ces
mouvements nationalistes et religieux sont rattachés au Parti islamo
nationaliste de la grande Union (BBP), né d'une scission du MHP. Le
BBP avait manifesté à Istanbul contre la visite du Pape à la
basilique Sainte-Sophie. Les diatribes contre les « missionnaires »
qui menaceraient l'identité islamique de la Turquie constituent une
de leurs antiennes préférées, comme celles accusant l'Occident ou le
complot des « Juifs » , des « Américains »... La porte du local du
BBP est close. Joint par téléphone, son président régional, Yasar
Cihan, concède connaître Erhan Tuncel et Yasin Hayal, deux des
suspects arrêtés dans l'enquête sur la mort de Hrant Dink. Mais ces
deux jeunes, « respectueux » assure-t-il, « ne venaient plus au
parti depuis deux ou trois ans. Ils étaient plus radicaux que le BBP
». Leurs noms apparaîtraient également dans l'assassinat du père
Santoro. Et selon le quotidien Sabah, Erhan Tuncel, étudiant, était à
la fois garde du corps du dirigeant national du BBP et informateur de
la police de Trabzon. « Si l'enquête sur la mort du curé avait été
faite correctement, on n'en serait pas là », soupire Gürsel Gençsoy,
adjoint au maire de Trabzon. À la branche locale de l'Association des
droits de l'homme de Turquie (IHD), on accuse « les politiques du
coin qui font de la surenchère nationaliste et Trabzon qui sert de
base à l'État profond ». Cette expression désigne en Turquie une
alliance entre la mafia et une partie de la bureaucratie et des
militaires. Vendredi dernier, le gouverneur et le chef de la police
de Trabzon ont été mutés. Un cocktail détonnant Des Ogün Samast,
gamins élevés devant les séries télévisées où les mafieux sont des
héros, il y en a plein les rues à Trabzon. « Dans ces films, les
voyous sont des Robin des Bois, ce sont eux qui protègent le pays,
explique Hüseyin, qui tient le café de Pelitli. Ces garçons sans but,
ça leur monte à la tête, ils prennent ces types comme modèle. » «
C'est pas compliqué, nos jeunes passent leurs journées enfermés dans
le café Internet à s'abrutir sur des jeux vidéo , poursuit-il. Ils se
mettent en réseau, un camp fait les terroristes, l'autre, les
policiers . » Hüseyin, venait d'embaucher Ogun Samast, « pour lui
donner des repères, à la demande de sa mère inquiète ». Impossible
d'en savoir plus, interdiction d'approcher le groupe de jeunes. Ils
se sont rabattus vers le salon de thé depuis que les ordinateurs des
deux cafés Internet ont été emportés par les enquêteurs. « Nous
avons un vrai problème avec notre jeunesse qui cède aux sirènes
nationalistes , s'inquiète Ömer Altuntas, avocat et président local
de l'ÖDP, un petit parti de gauche. Avec le chômage et les armes à
feu, ça forme un cocktail détonant. »
