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La memoire vive de l'Armenie

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  • La memoire vive de l'Armenie

    Le Monde, France
    3 février 2007 samedi

    La mémoire vive de l'Arménie

    par Sophie Gherardi

    D'Erevan, marquée par la période soviétique, aux monastères des
    environs, le pays fourmille de trésors

    Avant de partir pour l'Arménie, un conseil. Procurez-vous un
    enregistrement de cette flûte enchanteresse qu'on appelle doudouk.
    Son chant grave, poignant, infiniment nostalgique, vous préparera
    pour la suite. La suite ? L'aéroport d'Erevan, neuf et rutilant, fait
    paraître fané le terminal de Roissy 1 quitté cinq heures plus tôt -
    sans doute l'un des nombreux signes de la générosité de la diaspora
    arménienne. Mais sitôt passées les portes, le pathétique
    post-soviétique saute aux yeux.

    Pour peu que la nuit cache les immeubles sans me et les rues
    défoncées, la capitale arménienne peut éblouir avec sa place de la
    République. Les arcades de pierre rouge savamment éclairées
    surplombant l'esplanade ovale donnent un instant l'idée d'une grande
    ville qui aurait pu être celle qu'avait conçue et commencé à réaliser
    l'architecte Alexandre Tamanian dans les années 1920. Au lieu de quoi
    le touriste devra se contenter des chiches beautés de l'Erevan
    actuelle, métropole de 1,2 million d'habitants qui rassemble plus du
    tiers de la population d'Arménie.

    Au moins, la pluie est rare sur ce plateau entouré de collines, si
    bien que le soleil égaye tout ce qui peut l'être. Par exemple, ces
    forteresses de pierre ouvragée qui se révèlent être des usines, l'une
    d'embouteillage de cognac (de la marque Ararat, rachetée par Pernod
    Ricard), l'autre de vodka. Si, malgré tout, le découragement vous
    prenait devant la pauvreté de cette ancienne bourgade dilatée au XXe
    siècle par les afflux de réfugiés, ravagée dix fois par les
    tremblements de terre et les conquérants (arabes, mongols, persans et
    turcs), alors rappelez-vous les tendres inflexions du doudouk.

    L'Arménie n'est pas une fille facile, voilà la vérité. " Tes sourcils
    sont des arcs et tes longs cils des flèches ", écrivait Sayat-Nova,
    le grand poète du XVIIIe siècle dans ses Odes arméniennes
    (L'Harmattan, 2006, 17,50 euros). Les yeux, bien sûr ! On ne voit que
    cela dans les visages arméniens, ceux qu'on croise dans la rue comme
    ceux qui sont peints sur les enluminures des manuscrits conservés au
    Matenadaran, l'imposante bibliothèque de style stalinien perchée sur
    une colline d'Erevan. Yeux noirs perçants - persans ? - que veloutent
    des cils immenses, et ces sourcils fortement dessinés qui évoquent
    les arches de l'architecture locale. Hommes à l'air fatigué dans
    leurs vestes de cuir à la soviétique, jeunes filles juchées sur des
    talons-aiguilles, tous partagent ce regard captivant.

    Mille autres regards du passé se dardent sur le visiteur muet dans le
    Musée du génocide, au lieu-dit la Forteresse des hirondelles. Quels
    chiffres peuvent mesurer l'étendue des souffrances subies à partir de
    1915 par les Arméniens de l'Empire ottoman ? Un million à un million
    et demi de victimes ? 400 000 orphelins ? Ou faut-il plutôt fixer ces
    photos de l'officier allemand Armin Wegner, 2 000 clichés en tout,
    qui montrent comment, selon ses propres mots, " ils mouraient de
    toutes les morts terrestres " ?

    L'Arménie historique s'étendait sur 350 000 km2, l'Arménie
    d'aujourd'hui, coeur antique de cette civilisation si particulière,
    en occupe à peine 30 000. Le peuple arménien, on s'en rend compte
    ici, a perdu l'essentiel de sa richesse matérielle, des pans entiers
    de sa culture et toute sa gaieté, il y a quatre-vingt-dix ans, sur le
    territoire de l'actuelle Turquie.

    Les richesses qui restent, enchssées dans le petit territoire
    caucasien de la République d'Arménie, sont uniquement historiques et
    culturelles. Et elles sont fascinantes. Les monastères aux formes
    pures, sous leurs clochers pointus, résistent depuis le VIe siècle
    aux terribles séismes de la Transcaucasie. Celui de Khor Virap,
    dominé par le mont Ararat (du côté turc de la frontière), a servi de
    prison à Grégoire l'Illuminateur, qui évangélisa le roi Tiridate IV
    au tout début du IVe siècle, faisant de l'Arménie le premier Etat
    chrétien.

    Tout en majesté, le grand monastère d'Etchmiadzine, non loin
    d'Erevan, est le " Saint-Siège " de l'Eglise apostolique arménienne.
    Avec l'alphabet arménien, inventé en 405 par le moine Mesrob
    Machtots, cette Eglise est l'un des fondements de l'identité du pays
    : elle a affreusement souffert du pouvoir stalinien, qui a fait
    exécuter quelque 1 500 prêtres entre 1930 et 1947. Grce à Karékine
    II, l'actuel catholicos (le chef de l'Eglise arménienne), le nombre
    d'ecclésiastiques est remonté à 350 depuis l'indépendance, en 1991.

    Blotti dans les montagnes, le fabuleux monastère de Geghart (mot qui
    signifie " lance " en français, puisque cette relique de la Passion y
    est conservée) s'ouvre sur un immense narthex puis sur une sobre
    église cruciforme. Mais deux autres églises, accolées à la première,
    sont invisibles du dehors : elles ont été creusées dans la falaise
    par le sommet, avec leur coupole, leurs piliers, leurs autels. Le son
    passe de l'une à l'autre, offrant une acoustique exceptionnelle au
    cristal des chants liturgiques arméniens. A quelques kilomètres à
    peine, le temple hellénistique de Garni dresse ses colonnes de
    basalte au bord d'un canyon spectaculaire. Avant la conversion du
    pays, le peuple arménien comptait déjà mille huit cents ans
    d'histoire...

    Partout, dans les églises, les cimetières, au bord des routes
    parfois, on découvre de grandes dalles de pierre ornées de croix, les
    khatchkars. Plus que l'art de l'icône orthodoxe, les monophysites
    arméniens - qui reconnaissent la seule nature divine du Christ - ont
    pratiqué la sculpture. Leurs pierres-croix sont toutes différentes et
    leurs motifs préfigurent l'abstraction d'un certain

    art musulman : le Crucifié n'y figure qu'exceptionnellement.

    C'est dans l'art moderne laïque qu'on voit réapparaître le talent des
    enlumineurs médiévaux. Plusieurs musées d'Erevan en portent
    témoignage. Du majestueux Musée d'histoire " des origines à nos jours
    ", on emporte parmi cent autres le souvenir charmé de la Joconde
    arménienne peinte par Hakob Hovnatanyan le Jeune vers 1840. Il faut
    passer au musée consacré au maître portraitiste du XXe siècle,
    Martiros Saryan.

    Mais surtout, aucun séjour à Erevan ne serait complet sans la visite
    de la maison de Sergueï Paradjanov. Le Pasolini soviétique, interdit
    de tournage pendant deux décennies, emprisonné quatre ans, déploya sa
    créativité dans des centaines de collages d'une folle fantaisie. Son
    ami Zaven Sargsyan en a fait un musée. C'est un endroit unique.
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