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Armenie, Culture Rescapee

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  • Armenie, Culture Rescapee

    ARMENIE, CULTURE RESCAPEE

    Le Temps, Suisse
    15 septembre 2007

    Quand un peuple s'eparpille, seuls les pierres et les ecrits restent.

    Plongee dans une culture grâce a une exposition de manuscrits a Genève
    et diverses parutions.

    L'ecrit et la pierre. C'est peut-etre ce qui subsiste, d'abord,
    d'une culture lorsqu'elle subit, comme la culture armenienne, les
    coups repetes de l'Histoire. C'est ce que suggère une exposition
    consacree a l'Armenie a la Fondation Martin Bodmer qui presente a
    la fois des manuscrits armeniens anciens et des photographies des
    eglises d'Armenie.

    A l'image d'un peuple disperse, les livres exposes a Cologny
    proviennent du Matenadaran d'Erevan - veritable bibliothèque mère
    pour les Armeniens, où sont conserves la moitie des 30000 manuscrits
    armeniens recenses dans le monde -, mais aussi de France, de Suisse
    ou d'Italie: la communaute mekhitariste de San Lazzaro a Venise a
    meme depeche a Genève l'un de ses membres pour escorter un Roman
    d'Alexandre le Grand datant du XIVe siècle.

    Sur les murs de la Fondation Bodmer, autour des livres, s'alignent
    des photographies d'edifices religieux d'Armenie. Souvent malmenes,
    ces details de pierre temoignent de siècles douloureux, au meme titre
    que l'ecrit. La culture armenienne reste menacee: les poètes et les
    ecrivains travaillent avec peine a faire survivre la langue armenienne
    - comme en temoigne Marc Nichanian qui vient de publier Litteratures
    armeniennes au XXe siècle. Il faut aussi s'acharner a preserver les
    manuscrits, et les intellectuels armeniens sont actuellement en plein
    debat sur leur numerisation. Quant a la question de la restauration,
    parfois au prix d'importants sacrifices, elle se pose aussi pour les
    edifices religieux anciens.

    Vraies ou legendaires, les anecdotes sur les operations de sauvetage de
    manuscrits anciens durant les temps troubles, et en particulier durant
    le genocide de 1915, sont nombreuses, souligne Valentina Calzolari,
    professeur de langue et de litterature armeniennes, responsable du
    Centre de recherches armenologiques de l'Universite de Genève qui
    est aussi commissaire de l'exposition Illuminations d'Armenie. Et de
    raconter l'histoire de ce recueil d'homelies, un manuscrit trop lourd
    pour etre transporte d'une pièce, sauve par un groupe de femmes qui
    le decoupèrent en trois parties pour le preserver. Il fut reconstitue
    plus tard au Matenadaran. A travers l'histoire armenienne, on parle
    souvent d'un livre comme d'une personne ou d'un tresor, explique
    la professeure, et l'on va parfois jusqu'a payer des rancons pour
    obtenir la liberation d'un manuscrit s'il tombe en mains ennemies.

    L'idee de preservation, de sauvetage n'est pas neuve pour les
    Armeniens, elle semble meme constitutive de leur culture. L'invention
    de l'ecriture repond deja, vers l'an 405, a un souci de preservation
    identitaire, explique Valentina Calzolari: "Au debut du Ve siècle,
    les Armeniens Suite en page 42 Suite de la page 41 sentent le
    danger d'une assimilation par la Perse. Il y a un sentiment de fin,
    de declin, qui les pousse a chercher des moyens de se differencier
    des autres. Le choix officiel du christianisme comme religion d'Etat
    un siècle auparavant, puis l'alphabet sont concus comme tels". Alors
    que le cyrillique ressemblera clairement au grec, la professeure fait
    remarquer que l'alphabet armenien, lui, "ne ressemble a rien, meme si
    les ecritures grecque et syriaque ont aussi dû l'inspirer. Il y avait
    deja, chez les Armeniens, une volonte de se distinguer des autres,
    de creer un alphabet capable de devenir un symbole", dit-elle.

    La legende qui entoure la creation de l'ecriture va dans le
    meme sens: "On trouve toute une tradition autour de l'alphabet,
    precise Valentina Calzolari. Son inventeur, Mesrop Machtots, ancien
    secretaire de la cour royale devenu ermite dans une region reculee
    du royaume, decouvre que le christianisme n'y est pas encore arrive,
    malgre la conversion officielle. Il cherche alors un moyen d'achever
    l'evangelisation du pays. Il s'adresse a de nombreux lettres, mais ne
    trouve rien. Finalement, c'est grâce a une vision que Mesrop Machtots
    concevra l'alphabet armenien. Ainsi, selon la tradition, l'ecriture
    est un don divin." Pour certains historiens armeniens des premiers
    siècles, la revelation de l'ecriture est meme comparable au don des
    tables de la Loi a Moïse, continue-t-elle: "Ces historiens font des
    Armeniens, un peuple elu."

    Sacree, l'ecriture est dès lors entouree d'un soin particulier.

    Vierges sages ou folles, roi transforme en sanglier prosterne devant
    Gregoire Ier l'Illuminateur, Christ foulant au pied un serpent dans le
    Jourdain, guerriers persans juches sur des elephants, Mongol a tete de
    chien, phoenix, sirènes a corps d'oiseaux, poète aureole devant lequel
    on se prosterne... autant de miniatures rouges, or, noires ou bleues,
    qui rappellent a la fois l'Occident et l'Orient medieval et viennent
    sublimer le texte des manuscrits exposes a Cologny. Les enluminures
    illustrent ou ponctuent le recit, tandis que l'ecriture se glisse,
    a son tour, au plus près des personnages pour ajouter une precision,
    un nom, un commentaire.

    Selon la tradition, le premier texte traduit est Le Livre des
    Proverbes, puis rapidement toute la Bible. Très vite les manuscrits
    vont se concentrer sur les Evangiles et la litterature religieuse. On
    traduira beaucoup de philosophie; on ecrira des ouvrages de medecine,
    d'astrologie, de musique, jusqu'au premier livre imprime en armenien,
    en 1512 a Venise, Le Livre du vendredi, recueil de formules
    propitiatoires.

    Christianisme et ecriture restent longtemps etroitement soudes. Le
    manuscrit devient objet liturgique, il est utilise durant le culte.

    Certains chercheurs ont meme fait l'hypothèse qu'il jouait dans
    la culture armenienne, un rôle comparable aux icônes dans le culte
    orthodoxe. Mais, note Valentina Calzolari, tous les historiens de
    l'art ne sont pas d'accord. Reste que la conscience de la valeur du
    manuscrit est très vive. Tel copiste qui a place son commentaire au bas
    d'un Evangile, tire de la collection Bodmer, menace du "châtiment de
    Caïn" tout lecteur qui oserait toucher le livre avec des doigts sales.

    Le livre se mue parfois meme lui-meme en eglise: architecture et
    enluminures se repondent a travers les tables de correspondances qui
    ouvrent les livres consacres aux Evangiles. Ces listes sont surmontees
    de portiques, de voûtes decorees sous lesquelles, le lecteur avance
    peu a peu vers le texte.

    L'ecrit, c'est enfin ce que, a defaut des eglises ou du territoire, on
    peut emporter avec soi dans l'exil. En temoignent, dans l'exposition de
    Cologny, ces phylactères, rouleaux de prière enlumines, ou encore ces
    petits evangiles a usage personnel. Le livre comme eglise, le livre et
    l'ecrit comme patrie - l'idee parcourt l'histoire armenienne. Après
    le genocide, on retrouve cette notion, dans certains foyers de la
    diaspora dans les annees 1920. Et Valentina Calzolari de rappeler,
    a ce sujet, l'aventure de Menk, une revue litteraire fondee par de
    jeunes ecrivains armeniens et concue comme un nouveau territoire,
    culturel. La professeure evoque aussi ce quotidien, publie en armenien,
    fonde a Paris en 1925 et qui continue aujourd'hui de paraître, tant
    bien que mal, porte par quelques fidèles.

    Illuminations d'Armenie. Commissaire Valentina Calzolari, museographie
    Elisabeth Macheret; La Croix mystique, photographies.

    Commissaire Regis Labourdette. Du15 septembre au 30 decembre 2007,
    http://www.fondationbodmer.org. Colloque a l'Universite de Genève,
    le8 decembre: "Arts liberaux et sciences dans l'Armenie ancienne
    et medievale".

    Encadre: "Comment ce peuple dechire parvient-il encore a engendrer
    de grands ecrivains?"

    Par Isabelle Ruf

    Marc Nichanian enseigne la langue et la litterature armeniennes a
    l'Universite Haizagan a Beyrouth. Il vient de publier chez MetisPresses
    a Genève les deux premiers volumes d'une imposante histoire de
    la litterature armenienne au XXe siècle. Dans une introduction
    passionnante, il denonce les pesanteurs qui obèrent une langue prise
    en otage par l'Histoire.

    Samedi Culturel: Avant le genocide, la litterature armenienne est-elle
    ancree dans un territoire?

    Marc Nichanian: En 1914, Vahan Terian ecrivait: "Je suis le dernier
    poète de Naïri." Le dernier? Il etait le poète le plus aime parmi la
    jeune generation armenienne dans ce qui etait alors l'Empire russe.

    Sa langue, la langue moderne dans sa variante orientale, avait a peine
    plus d'un demi-siècle d'âge. Alors? Naïri etait l'un des anciens noms
    de l'Armenie. Avant le XXe siècle, les Armeniens etaient une nation
    sans pays. Comme pour toutes les minorites assujetties (de l'Empire
    ottoman comme de l'Empire russe), leur devenir-nation s'etait fait au
    XIXe siècle a travers un long processus, en grande partie philologique
    et esthetique. Terian, ce merveilleux poète, avait donc besoin d'un
    nom fantastique pour designer la realite pas moins fantastique d'une
    langue sans territoire defini, mais forte d'un passe mythique recree
    pour l'occasion. Après lui viendraient les fonctionnaires de la langue.

    Et après le massacre de 1915?

    Un exemple: en 1983, Krikor Beledian, qui vivait alors entre Paris
    et Beyrouth, disait: "J'ecris une langue morte/Galion abîme a
    la mer et que les eaux polissent." Beledian est l'un des grands
    auteurs de notre epoque, poète de diaspora, dont la langue est
    cette fois la variante occidentale. Pourquoi ecrit-il une langue
    morte? N'est-elle pas, encore et malgre tout, une langue vivante,
    qui se parle dans des îlots d'armenophonie, a Beyrouth, a Montreal,
    a Istanbul, a Los Angeles, a Alep? N'est-elle pas enseignee dans les
    ecoles? La communaute du Moyen-Orient n'a-t-elle pas emporte avec
    elle et recree de fond en comble aux Etats-Unis et ailleurs tout le
    reseau d'ecoles qu'elle avait etabli vaille que vaille de l'autre
    côte de la Mediterranee? Ne serait-il pas en droit de dire, lui,
    beaucoup plus que Terian, qu'il est "le dernier poète de Naïri",
    ecrivant dans une langue survivante? Vivante parce que survivante
    (et non pas vivante parce que parlee et enseignee, transmise a travers
    le babil des mères et les platitudes de la presse).

    Vous faites un parallèle entre la reception de ces deux poètes?

    Leurs traditions culturelles sont differentes (russe pour l'un,
    francaise pour l'autre), les experiences auxquelles ils s'adossent
    aussi. Entre eux, c'est tout le XXe siècle qui a passe. D'un côte,
    l'extermination pratiquement sans reste des Armeniens de l'Empire
    ottoman, celle des elites, la dispersion de par le monde; de l'autre
    côte, l'experience totalitaire, le mensonge a l'echelle de l'Etat,
    l'elimination des elites, cette fois stalinienne. Mais au fond quelle
    difference? C'est comme si rien ne s'etait passe. De chaque côte, un
    nationalisme bien ancre, qui ne se dement pas, un horizon de pensee
    somme toute assez restreint, une absence a peu près complète de contact
    avec les mouvements de pensee dans le monde. On se demande vraiment
    comment ce peuple disperse et dechire reussit encore a engendrer de
    vrais, de grands ecrivains, temoins de leur siècle. Mais pour qui?

    Pourquoi cette litterature est-elle si mal connue a l'exterieur,
    contrairement a celles de l'Europe de l'Est ou du Moyen-Orient?

    Une litterature ne se "connaît" si elle croit en elle-meme. La bonne
    question serait donc: où sont les traducteurs? Il faudrait par exemple,
    s'ils sont Francais, qu'ils sachent l'armenien, qu'ils aient suivi
    l'actualite litteraire dans les revues de langue armenienne.

    Est-ce impossible? Pas le moins du monde. Herve Georgelin vient de
    traduire le livre terrible d'Aram Andonian, En ces Sombres Jours,
    publie a Genève chez MetisPresses, une maison d'edition qui fait
    un travail de pionnier (lire en p.3). Mais l'inverse est tout aussi
    vrai: une litterature ne se traduit que si d'abord elle est connue de
    ceux a qui elle etait destinee, dans sa langue d'origine. La grande
    litterature armenienne l'est a peine. C'est un cercle vicieux. On
    pourrait en chercher l'origine dans les catastrophes historiques du
    XXe siècle. Mais, a mon avis, on serait mieux avise de se tourner
    plutôt vers le nationalisme ehonte, herite du XIXe.

    Les Armeniens de la diaspora dans leur ensemble n'ont pas de memoire
    propre, cela au moins est clair. Ils n'ont pas de vision d'eux-memes.

    Ils n'ont pratiquement pas d'institutions universitaires. Ils
    consacrent donc leurs forces a s'ignorer eux-memes au lieu de faire
    l'apprentissage de leur propre present. Le mepris pour la litterature
    contemporaine, diffus partout, est devastateur. Quant aux auteurs
    d'Armenie, je suppose qu'ils n'ont pas les relais necessaires pour
    exister dans le monde occidental. Ils commencent a peine a devenir
    adultes, a nouer des amities. Septante ans d'arrieration mentale,
    de mensonge organise, de provincialisme, de ghettoïsation culturelle,
    de peurs larvees, de surveillance par la police et de castration par
    la censure n'y sont pas pour peu de chose.

    Vous faites un bilan totalement pessimiste?

    Le plus grand ecrivain de langue armenienne au XXe siècle s'appelle
    Hagop Oshagan (1883-1948). Il avait echappe de justesse aux rafles
    du 11 avril 1915 a Constantinople et il a produit l'essentiel de son
    oeuvre en diaspora, a Chypre et a Jerusalem. C'est une oeuvre immense
    par son volume et par sa portee, par sa tentative de "s'egaler" a
    la Catastrophe. Or elle est a peu près absente de la scène publique
    en Armenie, a peine connue des lettres, jamais enseignee dans les
    universites et tout a fait inconnue du commun des mortels. La censure
    etait totale a l'epoque sovietique. Aujourd'hui, cela fait seize ans
    que l'Armenie fait partie du concert des nations. Les livres d'Hagop
    Oshagan (publies pour une grande part a Beyrouth) n'ont toujours pas
    traverse ses frontières.

    Le second exemple concerne la litterature qui se fait sous nos yeux.

    Violet Grigoryan est la poetesse la plus douee (mais aussi la plus
    violente, la plus provocatrice) de sa generation, celle qui soumet
    sa langue aux plus grandes distorsions. Elle n'est pas interdite de
    publication. Mais toute apparition televisee lui est defendue. Sa
    revue, Ink'anir, est retiree de la vente. Elle est condamnee a mener
    avec son groupe une existence de taupe. Ainsi, s'il est vrai que la
    litterature armenienne ne se connaît pas elle-meme en diaspora (et
    a donc fort peu de chance d'etre traduite sur une grande echelle),
    elle ne peut pas se soutenir elle-meme en Armenie, où ce sont encore
    les ostracismes et les derives droitières qui l'emportent.

    Il n'y a donc rien a esperer?

    Depuis quinze ans, les editions Khachents d'Erevan ont publie un
    nombre incroyable d'ouvrages de litterature, de philosophie et de
    sciences humaines, un travail eblouissant qui force l'admiration.

    C'est donc que, la-bas du moins, tout n'est pas perdu, que le souffle
    du monde civilise peut encore effleurer les lettres armeniennes.

    Marc Nichanian, "Entre l'art

    et le temoignage. Litteratures armeniennes au XXe siècle",

    Vol. I: "La Revolution nationale",

    Vol. II: "Le Deuil de la philologie", MetisPresses, 428 p. et 478 p.

    Encadre: Un torrent de mots contre le silence

    "La Bâtarde d'Istanbul" confronte les memoires turque et armenienne.

    Le roman, qui paraît en francais, avait valu a son auteure, l'ecrivaine
    turque Elif Shafak, un procès a Istanbul. Un livre invraisemblable
    et brouillon mais qui s'avère attachant.

    Par Eleonore Sulser

    Elif Shafak. La Bâtarde d'Istanbul. Trad. d'Aline Azoulay. Phebus,
    320 p.

    "Je suis la petite-fille de survivants d'un genocide, mes ancetres
    ont ete assassines par des bouchers turcs en 1915, mais j'ai subi un
    lavage de cerveau afin de pouvoir nier ce genocide parce que j'ai
    ete elevee par un Turc repondant au nom de Mustafa! Il y a de quoi
    hurler de rire."

    C'est la phrase par laquelle les ennuis d'Elif Shafak sont arrives.

    L'expression "bouchers turcs de 1915", qui sort de la bouche d'un
    personnage de La Bâtarde d'Istanbul, qui vient d'etre publie en
    francais, a fait bondir Kelmal Kerincsiz, avocat nationaliste turc.

    L'homme a traîne la jeune auteure devant les tribunaux turcs,
    l'accusant d'insulte a l'identite nationale. Le 21 septembre 2006,
    après vingt minutes d'audience, Elif Shafak etait acquittee faute de
    preuves. Bruxelles, rappelant a Ankara ses aspirations europeennes,
    avait multiplie les mises en garde. Un des intellectuels venus soutenir
    Elif Shafak, Hrant Dink, n'a pas eu sa chance. Redacteur en chef d'un
    journal bilingue armenien-turc, poursuivi sur les memes bases que La
    Bâtarde d'Istanbul, il avait ete condamne a six mois de prison avec
    sursis. Il a ete assassine en janvier dernier.

    C'est dire si le terrain des relations entre Turcs et Armeniens,
    sur lequel s'aventure Elif Shafak, reste dangereux. Pour autant,
    cette Turque de 36 ans ne prend guère de precautions. Fille d'une
    femme diplomate qui l'a elevee seule, devenue militante feministe
    et professeure dans une universite americaine, auteure de plusieurs
    romans secouant des tabous, Elif Shafak est, de son propre aveu,
    venue tard a la conscience du genocide armenien. Mais, dans son livre,
    elle y va franchement.

    Le roman - le premier d'Elif Shafak a etre traduit en francais -
    s'ouvre sur une scène des plus provocatrices. Minijupe et talons hauts,
    une jeune femme de 19 ans chaloupe dans la foule stanbouliote.

    Elle se rend chez son gynecologue pour avorter. Elle n'est pas
    mariee et refuse de donner le nom du père. Alors qu'elle est sur la
    table d'operation, un chant de muezzin fait capoter l'operation et
    Asya, petite bâtarde d'Istanbul, voit le jour. De l'autre côte de
    l'Atlantique, une petite-cousine armenienne, Armanoush, n'est guère
    mieux lotie: sa mère, une Americaine, desireuse de se venger de la
    defection de son conjoint armenien, se met en menage avec un Turc. De
    quoi faire paniquer toute une famille armenienne en exil qui voit deja
    sa petite Armanoush elevee dans le deni de l'histoire de son peuple.

    Les deux jeunes femmes vont grandir et tresser peu a peu, a force de
    chasses-croises, un noeud serre entre Turcs et Armeniens. Toute a
    son enthousiasme, l'ecrivaine ne s'embarrasse ni de vraisemblance
    ni de rigueur: les personnages multiplient les allers-retours
    entre Istanbul et les Etats-Unis au risque de donner le vertige;
    les liens de famille les plus improbables sont reveles et si aucun
    vivant n'est disponible pour raconter les massacres du passe, les
    djinns s'en chargent. Insatiable et curieuse de tout, elle fait se
    côtoyer dans la langue de son roman des expressions armeniennes,
    des paroles de chansons rock et des "posts" de cafe Internet.

    Malgre la gravite du propos, le genocide armenien dans la memoire
    turque, Elif Shafak s'offre un festin de mots. Gourmande, elle
    multiplie les descriptions culinaires - karmyarik, pilak, kadin budu
    kofte, turflu, corek, ayran - s'attardant sur les similitudes entre
    cuisine turque et armenienne.

    L'avidite brouillonne d'Elif Shafak pèse sur son roman. Mais malgre
    ses multiples defauts La Bâtarde d'Istanbul est un livre attachant,
    bourre a craquer d'excellentes intentions. Ce trop-plein de mots,
    d'histoires et de rebondissements resonne aussi comme une reponse
    au long et lourd silence que la Turquie a fait peser sur le genocide
    des Armeniens.

    Encadre: Images du genocide

    Par Isabelle Ruf

    Aram Andonian. En ces Sombres Jours. Trad. d'Herve Georgelin.

    MetisPresses, 144 p.

    Les six recits qui composent En ces Sombres Jours racontent la vie, la
    survie, des "expulses-refugies" armeniens dans les deserts de Syrie,
    le long de l'Euphrate. Sombres jours en verite, dont les evenements
    ont ete vecus et enregistres par Aram Andonian. Il publia ce livre,
    sobrement sous-titre Images, en 1919 a Boston, "faisant entrer la
    destruction de son peuple dans la litterature", comme l'ecrit Herve
    Georgelin, qui a traduit ces textes de l'armenien occidental (celui
    de Turquie) et dote le recueil d'une preface eclairante.

    Aram Andonian (1876-1951) est une figure importante du monde armenien
    d'avant le genocide de 1915. Sa langue, "riche et precise", temoigne
    d'une epoque où l'armenien n'etait pas "un instrument limite, reserve
    aux palabres culinaires", souligne le traducteur. "Attache a l'univers
    constantinopolitain", Andonian incarne une Armenie ottomane, "lettree
    et urbaine". Par la suite, il sera le conservateur de la bibliothèque
    Nubar a Paris, travaillant a l'histoire du genocide et a celle de la
    delegation armenienne a la Conference de la paix.

    Les scènes de la deportation, d'une cruaute et d'une violence parfois
    insoutenables, Andonian accomplit le tour de force de les faire
    exister tout en gardant une distance elegante, qui ne s'apparente
    pourtant nullement a de la froideur. Dans ces camps, des enfants
    affames sont tortures, ecarteles, jetes vivants sur des monceaux de
    cadavres. Des femmes couvertes de terre, dessechees par une soif
    inhumaine, se jettent dans l'Euphrate. Une mère dechiquette avec
    ses dents le cadavre de son enfant noye. "Elle l'avait mordu parce
    qu'en entrant ainsi dans l'eau, il l'avait frappee de ce chagrin
    insupportable." Les soldats, anciens criminels souvent, se vengent
    sur les deportes de leurs propres humiliations, la corruption se
    deploie ouvertement. Quand la faim, la douleur, la rage debordent,
    leur eruption est incontrôlable. "Cela fait un an que nous mendions":
    tout est dit. Et les crimes sont partages: "Ils etaient tous absolument
    convaincus que pour nuire aux Armeniens, les Armeniens etaient bien le
    meilleur moyen", ecrit encore Andonian. La parution en francais, dans
    une maison genevoise, de ce chef-d'oeuvre de concision est a saluer.

    Encadre: Quelques dates de l'histoire de l'Armenie

    Par Le Temps

    * Entre la fin du VIIe siècle et le debut du VIe siècle avant J.-C.:
    Les Armeniens, peuple indo-europeen, s'installent dans les vallees
    de l'Euphrate et de l'Arsanias.

    * Vers 520 avant J.-C.: Première mention de l'Armenie en tant que
    Satrapie de la Perse achemenide.

    * IVe siècle-188 avant J.-C.: Royaume d'Armenie de la dynastie des
    Orontides.

    * De 188 a12 après J.-C.: Dynastie des Artaxiades. Durant la première
    moitie du Ier siècle avant J.-C. , s'epanouit l'empire armeno-syrien
    de Tigrane le Grand.

    * Vers 35-48: Royaume d'Armenie de la dynastie des Parthes arsacides.

    * Debut du IVe siècle: Le roi Tiridate III fait du christianisme la
    religion d'Etat, sous l'impulsion de saint Gregoire l'Illuminateur.

    * Vers 405: Creation de l'alphabet armenien et traduction de la Bible.

    * 428-654: Domination byzantine a l'ouest, et domination perse a l'est.

    * 654-884: Domination arabe, emaillee d'insurrections armeniennes.

    * 885-1045: Deux royaumes armeniens se reconstituent mais ils seront
    l'un après l'autre annexes par Byzance.

    * 1064: Prise d'Ani par les Turcs seldjoukides qui, en 1071, deferont
    les Byzantins lors de la bataille de Manazkert.

    * 1198-1375: Royaume armenien de Cilicie.

    * 1410-1502: Les tribus turcomanes s'installent en Armenie et en
    grande Cilicie.

    * 1512: Le premier livre armenien est imprime a Venise. La première
    bible armenienne imprimee le sera a Amsterdam autour de 1666.

    * 1502-1828: Domination perse en Armenie orientale tandis que les
    Ottomans domineront, entre 1512 et 1922, l'Armenie occidentale.

    * 1828: La Russie tsariste obtient de la Perse toute l'Armenie
    orientale.

    * 1915: Genocide des Armeniens dans l'Empire ottoman.

    * 1918-1920: Première Republique d'Armenie qui est annexee en 1920
    a l'URSS.

    * 1991: La Republique d'Armenie devient independante et prend Erevan
    pour capitale.

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