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L'arménité retrouvée

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  • L'arménité retrouvée

    Le Monde, France
    2 juin 2011


    L'arménité retrouvée


    LE MONDE DES LIVRES | 02.06.11 | 11h25 - Mis à jour le 02.06.11 | 11h25


    Avec Le Livre de ma grand-mère, paru en Turquie en 2004 (et traduit
    chez Actes Sud en 2006), l'avocate Fethiyé Cetin avait percé une
    brèche. Elle y révélait l'histoire de son aïeule, Heranouch,
    rebaptisée Seher, une Arménienne enlevée et convertie de force à
    l'époque du génocide de 1915 commis par le Comité union et progrès
    (CUP), le parti nationaliste turc alors au pouvoir. La petite-fille,
    inlassable militante des droits de l'homme, défenseur de la famille de
    Hrant Dink, le journaliste arménien assassiné en 2007, fut l'une des
    premières à revendiquer haut et fort ses racines arméniennes dans une
    société turque paralysée par le tabou. Dans la foulée, des centaines
    d'histoires similaires ont refait surface, faisant apparaître une
    réalité oubliée : la présence, un peu partout en Turquie, de
    descendants d'Arméniens rescapés du génocide, convertis à l'islam et
    turquifiés : les "restes de l'épée", comme les désigne l'expression
    populaire en turc.

    Après les grands-mères, Fethiyé Cetin, cette fois avec la sociologue
    Ayse Gül Altinay, s'est penchée sur le destin des "petits-enfants" :
    autrement dit, sur tous ceux qui, deux générations plus tard, exhument
    un passé enfoui et questionnent enfin l'histoire officielle et le
    silence imposé sur leur propre vie. "Où sont les Arméniens convertis
    ?", s'interroge Ayse Gül Altinay dans la postface. "Vous pouvez les
    croiser dans les écoles, les couloirs de l'Assemblée nationale, à
    l'hôpital, à l'usine, aux champs, dans des cabinets de préfet ou dans
    les mosquées. Ils peuvent être le chauffeur de votre bus, l'infirmière
    qui a fait votre prise de sang, un journaliste que vous aimez lire, le
    technicien qui a installé votre ordinateur (...) ou l'imam de la
    mosquée de votre quartier", répond-elle. De tels témoins, les auteurs
    en ont retrouvé des dizaines. Peu ont accepté de se confier. Encore
    moins de révéler leur véritable identité. Au final, le livre propose
    vingt-quatre récits personnels, des portraits de familles qui recèlent
    tous leur part d'arménité.

    Yildiz Önen, activiste au sein d'associations de défense des droits de
    l'homme, a accepté de témoigner sous son propre nom. Née à Derik,
    petite ville située dans la région kurde, à l'est de la Turquie, cette
    jeune femme énergique dit avoir été "élevée comme une Kurde".
    L'histoire de sa grand-mère, fille d'un riche marchand arménien qui
    survécut au génocide avec l'un de ses fils, est "celle de milliers de
    femmes" : enlevée par un Kurde, elle fut mariée et convertie de force.
    "Mon père est né de cette union, raconte Yildiz Önen. Ma grand-mère a
    élevé deux fils, l'un dans la tradition arménienne, l'autre comme un
    Kurde. Mon père qui était un musulman conservateur avait un frère
    arménien." Comme beaucoup, c'est après l'assassinat de Hrant Dink qu'a
    resurgi son identité refoulée. "A ce moment, j'ai commencé à penser
    que je devais également me sentir arménienne", dit-elle. Se sentir
    arménienne implique aussi d'être regardée différemment, y compris au
    sein de sa propre famille. "Certains cousins sont ouverts, d'autres
    moins", résume-t-elle.

    Après le génocide, la deuxième génération des survivants, qu'elle soit
    restée en Turquie ou qu'elle ait émigré, a été élevée dans le non-dit,
    pour se fondre dans la masse et se protéger d'une histoire
    douloureuse. "Comme si la différence était une souillure, un interdit,
    une honte à cacher", explique Gülsad, qui a appris par hasard que sa
    grand-mère Satinik était arménienne, alors qu'il avait une quinzaine
    d'années.

    Mais aujourd'hui, certains petits-enfants réclament des comptes. Et
    questionnent une histoire qui ne tient pas debout. "Où sont nos
    grands-pères ?", se demande Sima. "C'est en cernant le destin de ma
    grand-mère que j'ai commencé à comprendre les injustices qu'elle avait
    vécues, et que j'ai réalisé à quel point mon éducation avait été
    marquée par le nationalisme, précise Fethiyé Cetin. Toutes ces
    histoires sont très éclairantes car elles bousculent la définition
    essentialiste de l'identité turque."

    Selon l'avocate, les Turcs ayant au moins un ascendant arménien se
    compteraient par centaines de milliers. Comme dans son propre cas,
    leur identité est souvent "hybride" : turque, kurde, alévi,
    arménienne... Certains sont restés arméniens, bien que convertis à
    l'islam. D'autres se disent kurdes mais se reconvertissent au
    christianisme. "Il existe une incroyable diversité dans la façon de se
    définir", constate Fethiyé Cetin. Pendant quatre-vingt-seize ans,
    l'existence de ces survivants cachés a non seulement été passée sous
    silence par la république turque, mais elle a également été oubliée
    par les Arméniens eux-mêmes, disséminés à travers le monde. Les femmes
    et les enfants arméniens convertis en 1915 étaient rangés parmi les
    victimes. "Ces femmes sont pour la première fois des sujets de
    l'histoire et pas les objets des hommes et d'un système patriarcal",
    note Ayse Gül Altinay.

    Les souvenirs des petits-enfants redonnent vie à ces victimes oubliées
    du premier génocide du XXe siècle. La force du récit, c'est de
    déverrouiller un tabou grce à d'inoffensives grands-mères, et de
    s'inscrire ainsi dans un processus de réconciliation historique en
    Turquie. En s'engouffrant dans le champ de la microhistoire familiale
    et villageoise, la société civile et les intellectuels turcs ont
    peut-être trouvé une parade au révisionnisme officiel qui recouvre la
    question arménienne.


    ----------------------------------------------------------------
    Les Petits-Enfants de Ayse Gül Altinay et Fethiyé Cetin. Témoignages
    traduits du turc par Célin Vuraler, Actes Sud, 250 p.,

    http://www.lemonde.fr/livres/article/2011/06/02/l-armenite-retrouvee_1530842_3260.html

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