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Genocide Armenien: Quatre-vingt-dix-neuf ans de solitude

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  • Genocide Armenien: Quatre-vingt-dix-neuf ans de solitude

    Courrier International
    7 Mai 2014


    GÉNOCIDE ARMÉNIEN;
    Quatre-vingt-dix-neuf ans de solitude

    par Joumana Haddad, Now. (Beyrouth)



    L'écrivaine Joumana Haddad se souvient de sa grand-mère arménienne,
    qui a eu tant de mal à survivre au génocide de 1915.



    Ma grand-mère a survécu au génocide arménien. Enfin, presque. Elle est
    née en 1912 à Antep (connue aussi sous le nom d'Aintab ou de
    Gaziantep), une ville du sud-est de la Turquie. Elle était la
    cinquième fille des Markarian, l'une des nombreuses familles formant
    alors l'importante communauté arménienne d'Antep.

    En ce terrible 24 avril 1915, des soldats ottomans ont tué son père
    sous ses yeux. Ils ont obligé sa famille et des milliers d'autres
    Arméniens à abandonner leur domicile et à se rendre à Alep [en Syrie].
    Les Arméniens ont traversé les déserts, sans rien à manger ni à boire,
    et sur le chemin ils ont été harcelés, torturés, massacrés. Ma
    grand-mère a alors perdu sa propre mère et ses trois frères.
    Orphelinat d'Alep. Elle et sa soeur aînée, Lucine, ainsi qu'un jeune
    frère né en 1913 ont été les seuls survivants. Ils ont été aidés par
    une famille qui les a recueillis, a veillé sur eux, a partagé avec eux
    le peu de nourriture qu'elle arrivait à trouver. Les trois enfants ont
    été élevés dans un orphelinat d'Alep. Plus tard, ma grand-mère a
    rencontré mon grand-père, Efraim, un catholique syriaque de Mardin
    [ville du sud-est de la Turquie]. La famille d'Efraim avait elle aussi
    été chassée de sa ville par les Turcs pendant les massacres, qui ne
    visaient pas seulement les Arméniens mais aussi d'autres minorités
    chrétiennes. Quelques années après leur mariage, ils ont déménagé pour
    Beyrouth. Mais grand-mère n'a jamais voulu évoquer ce passé. Je
    comprends pourquoi. Souvent, je ferme les yeux et j'essaie d'imaginer
    combien elle a souffert en ce jour sombre où le génocide a commencé,
    alors qu'elle n'était qu'une enfant de 3 ans. Je me mets à sa place et
    je commence à parler : "J'ai peur. J'ai peur, j'ai faim, j'ai soif.
    Pourquoi a-t-on laissé papa derrière nous ? Pourquoi maman ne me
    répond pas et ne bouge pas ? Pourquoi mes frères ne me taquinent pas
    ou ne me cueillent pas des fleurs, comme ils le faisaient avant ? Je
    marche sur des gens et je déteste ça. Mais il y en a partout, la route
    est faite de corps immobiles. Est-ce qu'ils jouent à un jeu ? Si c'est
    un jeu, pourquoi tous les autres pleurent-ils ? Marcher sur des gens
    n'est pas un jeu amusant. Allez, levez-vous. Assez joué. Je vois des
    soldats avec des fusils. Partout. Ils sont en colère. Ils nous
    haïssent. Pourquoi nous haïssent-ils ? Qu'est-ce qu'on leur a fait ?
    Pourquoi ils nous tirent dessus ? Pourquoi arrachent-ils les vêtements
    des femmes et leur ordonnent-ils de s'allonger par terre ? Les femmes
    hurlent, mais les soldats n'ont pas l'air de s'en soucier. Est-ce que
    c'est un jeu, ça aussi ? Pourquoi ne rentrons-nous pas à la maison ?
    Aujourd'hui, je mange de l'herbe. C'est pas bon. Elle était toute
    poussiéreuse et je crois qu'il y avait un insecte mort, aussi. Les
    plats de maman me manquent, le sourire de maman me manque." Ma
    grand-mère s'est suicidée à Beyrouth en 1978. Elle avait 66 ans. J'en
    avais 7. Elle a bu du raticide. Je l'ai retrouvée étendue sur le sol
    de la cuisine, l'écume aux lèvres. Chaque fois que je pense à elle,
    c'est comme ça que je la vois. Je ne la vois pas me tenir dans ses
    bras, me raconter une histoire, me caresser les cheveux ou me faire
    mille baisers, l'image qu'on devrait garder de ses grands-parents.
    Non, je la vois allongée par terre, morte, hurlant dans ma tête tous
    les mots douloureux qu'elle n'a jamais dits. Alors, voyez-vous, ma
    grand-mère n'a pas vraiment survécu au génocide arménien. Comme tant
    d'autres victimes, elle a été tuée, mais avec un peu de retard : une
    bombe à retardement a été posée dans son coeur en ce jour sinistre
    d'avril 1915 et elle a explosé des décennies plus tard. Alors me
    voilà, nous voilà - les innombrables enfants et petits-enfants des
    victimes - quatre-vingt-dix-neuf ans plus tard, à attendre encore
    qu'on nous rende justice, à attendre que l'assassin dise : "Je suis
    désolé." Sachez-le, nous attendrons le temps qu'il faudra. Quant à
    savoir si nous lui pardonnerons ou non quand il aura fait ses excuses,
    c'est une autre histoire.

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